CHAPITRE V

Minuit venait de sonner au beffroi de l'hôtel de ville d'Owens Town, et la Chronolyse faisait chauffer ses moteurs avant le décollage, lorsque des coups violents frappés contre la porte du sas résonnèrent dans toute la carlingue du petit vaisseau spatio-temporel. Kaxang, qui occupait le siège du pilote, tourna un regard interrogateur vers William Baker, assis dans le fauteuil voisin du sien.

— Regarde donc de qui il s'agit, dit le businessman, intrigué.

L'astrogateur envoya sur l'écran principal l'image retransmise par la caméra située au-dessus du panneau hermétiquement fermé. Toutes les personnes présentes dans le poste de pilotage — sauf Malmoth Klyarr/197, qui somnolait dans le fond, fort occupé à récupérer de la cuite mémorable qu'il avait prise dans l'après-midi — poussèrent une exclamation de surprise en voyant apparaître la silhouette bardée de métal d'un mercenaire ptavique.

— Ces fichus cyborgs ne sont donc pas tous repartis ? grommela Baker d'un air mécontent. C'est bon, Kaxang, ouvrez le sas, qu'il monte à bord !

Le N'Gharien obéit, soucieux. Ce contretemps inattendu, s'il durait trop longtemps, allait l'obliger à recalculer les coordonnées de plongée à destination de la Terre. Il s'apprêtait à le signaler au businessman, lorsque le Ptav pénétra sur la passerelle avec un bruit de pièces métalliques s'entrechoquant, qui n'était pas sans évoquer des boîtes de conserve attachées à la queue d'un chien détalant de toute la vitesse de ses pattes,

— Bonjour à vous tous ! salua-t-il d'une voix joyeuse. Je suis venu voir s'il n'y avait pas une petite place à bord pour un guerrier en mal d'action.

— Comment se fait-il que vous soyez toujours sur Eileena ? répliqua Baker, le sourcil froncé.

L'œil de la caméra sertie dans le front du mercenaire étincela brièvement, tandis que la minuscule antenne parabolique qui émergeait de son crâne au-dessus de son oreille gauche se repliait avec un léger chuintement.

— J'ai raté le vaisseau, avoua-t-il. J'étais en conversation avec une intelligence artificielle particulièrement sympathique, et j'ai complètement oublié l'heure. Evidemment, les autres ne m'ont pas attendu ; ils étaient trop pressés d'aller se vanter de leurs exploits auprès de leurs Epouses Intermittentes.

Le businessman parut accepter cette explication.

— Très bien, fit-il. Mais le départ de vos frères remonte à plus de quinze jours. Où avez-vous passé tout ce temps ? Aucun d'entre nous n'a entendu parler de vous. Pourtant, la présence d'un valeureux guerrier de Niven passe difficilement inaperçue — surtout sur un monde à peine peuplé comme Eileena !

— Je suis allé rendre visite à vos amis les B'nangahoons, répondit le Ptav avec un sourire, tandis qu'un bruissement d'engrenages faisait légèrement vibrer la cuirasse d'acier qui recouvrait son torse puissant. C'est comme ça que j'ai appris l'expédition que vous projetiez...

Kaxang tressaillit.

— Mais les B'nangahoons ne sont pas au courant ! s'écria-t-il. Et, même s'ils avaient lu nos intentions dans l'esprit de l'un d'entre nous — ce qui m'étonnerait, car ils sont très respectueux de l'intimité d'autrui —, ils n'en auraient certainement pas fait part à un étranger !

— Oh, ils ne savent rien, rassurez-vous, le tranquillisa le mercenaire. C'est l'autre, là, le petit rouquin teigneux qu'ils surveillent, qui m'a tout expliqué.

— Tout ? répéta Baker, les yeux hors de la tête.

Le Ptav inclina la tête sur le côté, d'un air modeste et insouciant.

— Enfin, presque... D'après lui, il était inévitable que vous tentiez d'aller repêcher vos amis dans le passé de la Terre — à Gondwana, c'est bien le nom de ce pays englouti ? Il pensait aussi que le fait que vous soyez toujours sur Eileena indiquait que votre expédition temporelle devait partir de cette planète. Apparemment, il ne se trompait pas.

Kaxang était de plus en plus préoccupé. Il n'aimait pas l'idée que Franzappak eût deviné leurs intentions. Même privé de ses fabuleux pouvoirs psi par le don d'annihilation parapsychique des B'nangahoons, le Zphemg fou constituait toujours un danger qu'il ne fallait pas négliger — d'autant plus qu'il avait bien entendu refusé de révéler où se trouvait la Chronolyse II, qu'il avait volée à Blade et Sherwood alors que ceux-ci se trouvaient à Gondwana.

— Nous ne pouvons pas vous emmener avec nous, annonça Baker. Nous n'avons pas la place.

Le Ptav regarda autour de lui d'un air incrédule, et Kaxang le reconnut soudain : il s'agissait de Rûf, qui était sans nul doute l'élément le plus indiscipliné de la troupe de mercenaires que la B and B Co avait l'habitude d'engager.

Le plus indiscipliné — et le plus entêté. A tel point qu'il serait vraisemblablement difficile de se débarrasser de lui, songea l'astrogateur, qui ne fut pas surpris de voir cette réflexion se vérifier aussitôt.

— Cet engin m'a l'air pourtant assez vaste, répondit le cyborg. Dites plutôt que vous ne voulez pas que je vous accompagne ! Vous craignez que je ne fasse des bêtises, c'est ça ?

Kaxang devina du coin de l'œil le sourire qui venait de se dessiner sur les lèvres de Crayola. Celle-ci devait, tout comme lui, trouver que le terme « bêtises » paraissait bien déplacé dans la bouche de l'intrépide clone combattant.

— Nous sommes censés ramener cinq personnes à notre époque, expliqua le businessman. Trois Terriens, une Zphemg et un Gnekshare. Or, outre le poste de pilotage où nous nous trouvons actuellement, la Chronolyse ne dispose que de deux petites cabine et d'une soute aux dimensions tout aussi réduites...

Rûf leva une main gantée de métal souple pour lui signifier qu'il avait compris ses arguments — et qu'il les acceptait. Baker s'interrompit, soulagé ; sans doute s'était-il attendu à devoir batailler verbalement pour convaincre le Ptav de quitter le bord.

— Qu'à cela ne tienne ! s'exclama avec bonne humeur le mercenaire cybernétisé. Je voyagerai à l'extérieur durant le trajet de retour ! Il se trouve justement que j'ai emporté mon spatiandre avec moi..., ajouta-t-il en désignant le havresac de polymère qui pendait sur son dos recouvert de métal brillant.

Une expression de consternation se peignit sur le visage de William Baker.

 

 

La troisième version de la Chronolyse ayant été équipée du tout dernier modèle de générateurs subspatiaux mis au point par les ingénieurs de Cybunkerp, il ne lui fallut que quelques heures pour rallier le système solaire. Crayola, qui n'avait jamais eu l'occasion d'approcher de Ptav, en profita pour discuter avec Rûf. Elle n'apprit pas grand-chose de plus que ce qu'elle savait déjà au sujet des soldats clonés de Niven qui s'intitulaient orgueilleusement « les plus grands guerriers de l'univers connu », mais cette conversation lui permit de se faire une idée plus précise de la mentalité de l'un d'eux.

En écoutant son interlocuteur, la Fadama eut l'impression de basculer dans l'un de ces ouvrages de fiction-spéculation qu'elle dévorait sur sa planète natale. Beaucoup d'auteurs de FS s'étaient en effet donné bien du mal pour décrire des psychologies étrangères et certains, parmi eux, y étaient d'ailleurs parvenus, mais aucun de ces écrivains audacieux n'aurait osé imaginer un esprit aussi déroutant que celui de Rûf.

Les romanciers et nouvellistes fadamee accordaient énormément d'importance à la plausibilité scientifique de leurs histoires. La plupart de leurs textes étaient peuplés de belles princesses, de pirates interstellaires et d'empires galactiques en décomposition, mais il était difficile d'y trouver le moindre soupçon d'irrationalité ; Par exemple, s'ils mettaient en scène un cyborg comportant autant d'annexes et d'extensions qu'un Ptav standard, ils en faisaient obligatoirement un être logique, qui dissimulait à la perfection ses émotions — si toutefois il en éprouvait. Leur vision du monde — que Crayola avait partagée sans restrictions jusqu'à l'arrivée des Terriens — n'admettait pas qu'il pût en être autrement.

Quelques minutes de conversation avec n'importe quel mercenaire cybernétisé les aurait forcés à changer de paradigme. Car, si Rûf pouvait être considéré comme représentatif de l'ensemble de ses frères — et la Fadama estimait que c'était effectivement le cas —, la conclusion s'imposait très vite que les farouches hommes-machines avaient à peu près autant de sens des responsabilités qu'un enfant de cinq ans, mal éduqué de surcroît. Elle n'avait jamais eu affaire jusque-là à un individu témoignant d'autant d'insouciance.

Pourquoi les Ptavs se comportaient-ils comme des gamins irresponsables ? Parce qu'ils se croyaient invulnérables ? Non, cela n'expliquait pas tout. D'ailleurs, il était déjà arrivé que des mercenaires ptaviques fussent blessés, y compris au sein du détachement dont Rûf relevait en temps normal ; ce dernier avait donc forcément conscience du fait qu'une erreur ou un instant d'inattention de sa part pouvait avoir des conséquences fâcheuses. Il savait même qu'il risquait d'en mourir, puisqu'il avait lui-même fait allusion à plusieurs héros tués en pleine bataille — mais cela ne semblait pas le tracasser outre mesure.

Au bout du compte, tout semblait indiquer que le comportement apparemment irrationnel et irresponsable des Ptavs découlait d'une caractéristique toute simple : ils ne craignaient pas la souffrance et se contrefichaient de la mort.

Crayola venait tout juste d'en arriver à cette conclusion, et elle s'apprêtait à demander à Rûf si cette indifférence face à son éventuelle disparition était liée à quelque croyance mystique ou spirituelle, ou s'il s'agissait d'une conséquence du fait qu'il ne fût qu'un clone d'un guerrier disparu depuis des siècles, lorsque la Chronolyse III émergea du subespace, entre l'orbite de Jupiter et celle de Saturne.

 

 

Bien qu'il ressentît encore les derniers symptômes de l'équivalent clan d'un sévère mal aux cheveux, ce fut un Malmoth Klyarr/197 tout à fait lucide qui planta ses quatre quintaux de macrocellules devant le tableau de commandes du chronodéphaseur, quelques instants après la résurgence dans le système solaire. Adoptant la forme la plus pratique en la circonstance — celle d'une pyramide translucide sur la face antérieure de laquelle s'agitaient une quinzaine de tentacules et pseudopodes divers —, il entreprit de vérifier que la plongée subspatiale n'avait pas perturbé les réglages complexes effectués par Laximul avant le départ d'Eileena.

Tout étant en ordre, il prévint ses compagnons que le moment du saut dans le temps était venu, essayant néanmoins de filtrer sa transmission télépathique afin d'en éliminer toute trace de nervosité. Les Claii étaient habituellement des créatures aux sentiments modérés, dont le vocabulaire conceptuel ignorait — ou peu s'en fallait — la notion de peur. Mais le goût de Malmoth pour l'alcool avait peu à peu altéré ses schémas psychologiques, le rendant notamment plus sensible aux émotions. Là où l'un de ses semblables aurait considéré la situation avec un flegme parfait, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine anxiété, qu'il cachait tant par pudeur que par désir de ne pas inquiéter les autres membres de l'expédition.

Ces derniers lui ayant signalé qu'ils étaient prêts, le Claii marqua une brève pause mentale, afin de faire le vide en lui, puis il enclencha le chronodéphaseur.

Il eut l'impression qu'une main géante l'empoignait pour le projeter contre l'appareil en question. A peine étourdi par le choc, il se recomposa aussitôt en une masse compacte, de forme grossièrement hémisphérique, et inspecta le poste de pilotage à l'aide de son sens thermique. Dépourvus d'yeux, les Claii percevaient en revanche la température des corps, avec un degré de précision tout à fait étonnant ; il ne fallut qu'une fraction de seconde à Malmoth pour constater que trois de ses compagnons avaient perdu connaissance et gisaient, inertes, dans leurs fauteuils anti-accélération.

Le Ptav, par contre, avait conservé ses esprits, même s'il semblait avoir été un peu ébranlé par le choc d'une violence inouïe qui venait de secouer la Chronolyse III : tenant à deux mains son crâne doublé de métal, il maugréait en une langue inconnue, tandis que l'antenne torsadée qui jaillissait de son occiput tournoyait follement avec un faible sifflement.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Malmoth.

Rûf regarda autour de lui d'un air halluciné avant de réaliser l'identité de celui qui venait de s'adresser à lui.

— J'ai connu pire, dit-il avec une bravade typiquement ptavique. Que s'est-il passé ?

— Je n 'en ai pas la moindre idée. Peut-être un dysfonctionnement du chronodéphaseur, quoique j'en doute... Il faudrait que je me livre à quelques contrôles et analyses.

— Eh bien, ne vous gênez pas ! De mon côté, je vais essayer de ranimer les autres.

Détachant ses sangles, le guerrier cybernétisé quitta son siège et se dirigea d'un pas pesant vers Kaxang, qu'il ausculta rapidement avant de passer à Baker. Ce dernier devait être assez mal en point, car Rûf estima nécessaire de lui faire une injection. Il s'occupa ensuite de Crayola, qui commença à bouger avant même qu'il ne la touche. La constitution des Fadamee était-elle plus robuste que celle des Terriens ? Malmoth, tout à son travail, ne perdit pas de temps à se le demander. Toutefois, une part de son esprit continua à épier ce qui se déroulait à quelques mètres de lui, et il ne tarda pas à avoir la joie de constater que les deux hommes remuaient eux aussi — faiblement, mais c'était un début.

Lorsque tous furent sur pied, le Ptav leur résuma rapidement ce qu'il savait — à savoir : pas grand-chose. Tout comme le Clan, il avait eu l'impression qu'une force titanesque cherchait à le projeter vers tribord, mais ses sangles l'avaient par bonheur retenu.

— En tout cas, conclut-il, nous avons quitté notre époque : les étoiles ont changé de place.

— Effectivement, reconnut Kaxang. Je peux même affirmer que nous avons reculé plus loin dans le passé que lors de notre voyage à bord de la première Chronolyse, car les constellations apparaissent nettement plus déformées qu'alors. A vue de nez, je dirais que nous nous trouvons entre six et huit mille ans plus tôt.

— Alors, il y a de fortes chances pour que nous soyons malgré tout arrivés à destination, commenta Baker d'une voix sans force. Je me demande bien ce qui a pu se passer...

— Je commence à en avoir une idée, annonça Malmoth. Si j'en crois les indications du chronodéphaseur, nous sommes au début du mois de janvier de l'année -15.641 de la chronologie terrienne, soit plus de cent ans après la date vers laquelle se dirigeait l'expédition précédente — date que nous avions, je vous le rappelle, choisie pour destination. A moins d'une défaillance du chronotrajectographe, je ne vois pour l'instant qu'une seule explication : nous nous sommes heurtés à une barrière temporelle !

— Posée par Franzappak ? s'enquit Baker, les poings serrés.

— C'est effectivement la première hypothèse qui vient à l'esprit, émit en réponse le Claïï. Sans doute aura-t-il voulu interdire à une éventuelle expédition de se porter au secours de l'équipage de la Chronolyse II... En tout état de cause, j'ai une vague idée de la manière dont il s'y est pris. Laissez-moi une heure ou deux, et je pourrai vous en dire plus — peut-être.

William Baker contemplait, fasciné, les énormes calottes polaires qui étaient la principale caractéristique de la Terre de cette époque reculée. Conséquence de l'accumulation des glaces, le niveau des océans était nettement plus bas qu'au XXIVe siècle, et les contours des continents s'en trouvaient altérés. Par exemple, un isthme assez large reliait la Grande-Bretagne à ce qui serait un jour le nord de la France, et le fond du Golfe persique était pour ainsi dire à sec, hormis le large fleuve, né de l'union du Tigre et de l'Euphrate, qui y coulait paresseusement.

— J'ai les premiers résultats envoyés par les sondes, annonça Kaxang. Contrairement à ce que nous pensions, Gondwana ne semble pas se trouver sur le plateau continental à l'ouest de l'Inde, mais un peu plus au large, à l'emplacement des Maldives. Les détecteurs y ont repéré des signatures énergétiques qui pourraient correspondre à des réacteurs nucléaires, mais il semblerait que les centrales solaires se taillent la part du lion. Les villes sont petites, mais assez nombreuses... (L'astrogateur marqua une brève interruption, le temps de parcourir les nouvelles données qui venaient de s'inscrire sur son moniteur de contrôle.) J'ai comme l'impression que le niveau des océans a commencé à remonter : plusieurs cités côtières ont en effet les pieds dans l'eau.

— L'agonie de Gondwana a donc commencé, commenta Baker d'un air tout à la fois songeur et attristé. Malmoth, où en êtes-vous ?

Des reflets mordorés passèrent dans la masse translucide du Clan.

— Je confirme la présence d'une barrière temporelle qui s'étend approximativement de -15.858 à l'époque où nous sommes. Plus de deux siècles nous sont fermés par cet obstacle, qui me paraît absolument infranchissable : toutes mes tentatives pour le percer se sont soldées par des échecs.

— Dans ce cas, il n'y a plus à hésiter, annonça le businessman. Nous allons atterrir. Kaxang, as-tu repéré quelque chose qui ressemble à la capitale de ce pays perdu ?

Le N'Gharien acquiesça.

— Il y a une grande ville, une douzaine de kilomètres à l'intérieur des terres, qui pourrait tout à fait jouer ce rôle, notamment en raison de la présence, à proximité, d'une centrale solaire d'une puissance considérable. A en juger par les indications des détecteurs biologiques, c'est aussi la cité la plus peuplée — sans doute parce qu'elle a récemment accueilli les populations de plusieurs ports de la côte orientale envahis par les flots.

— Très bien, mets le cap dessus.

Tandis que l'astrogateur reprenait les commandes pour accéder à la demande de Baker, Crayola vint appuyer la tête sur l'épaule de celui-ci.

— Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle.

Il passa un bras affectueux autour de la taille fine de la Fadama et posa la main sur sa hanche.

— Si Ronny et Andy ont bien séjourné à Gondwana voici un peu plus d'un siècle, il subsistera forcément des traces de leur passage. J'ai donc l'intention de prendre contact avec les autorités compétentes, et de les interroger à ce sujet. Peut-être apprendrons-nous ce qu'il est advenu de nos amis... Il y a même une petite chance pour que Zlanilla se trouve encore ici, puisque Franzappak assure l'y avoir laissée lorsqu'il s'est emparé de la Chronolyse II.

— Il a pu mentir, observa Crayola, méfiante.

— Je le sais parfaitement, soupira le businessman. En fait, il est tout à fait envisageable qu'il nous ait précipité tout droit dans un piège — ce serait bien dans sa manière. C'est pourquoi il conviendra d'être très prudents lorsque nous entrerons en contact avec les habitants de Gondwana. (Il tourna la tête en direction du Claïï, dont les tentacules aussi fins que des cheveux dansaient sur le panneau de commandes du chronodéphaseur.) Malmoth, vous serait-il possible d'effectuer un genre de sondage psychique collectif ?

— Sur combien de personnes porterait-il ? s'enquit l'extraterrestre gélatineux, sans pour autant cesser de travailler.

— Quelques dizaines de milliers tout au plus, répondit Baker. Je ne pense pas que la ville près de laquelle nous allons nous poser puisse en abriter beaucoup plus...

— Je devrais pouvoir le faire. Cela dit, ne vous attendez pas à des miracles. Mon talent de télépathie, très efficace sur le plan de la communication — même à grande distance —, c 'est beaucoup moins lorsqu'il s'agit de fouiller l'esprit des gens. Dans le meilleur des cas, je ne pourrai guère que vous donner un vague aperçu de l'état psychologique des habitants de cette cité — s'ils sont heureux ou malheureux, pacifiques ou belliqueux, mystiques ou matérialistes...

— Je ne vous en demande pas plus, le rassura le businessman. Voyez-vous, le sondage en question n'est, dans mon esprit, qu'un moyen de nous assurer que Franzappak n'exerce aucune influence sur ceux avec qui nous allons entrer en contact.

— Alors, vous pouvez compter sur moi, affirma le Claïï. Il faudrait que je sois gravement malade — ou ivre-mort — pour ne pas identifier au premier coup de sonde l'empreinte des pouvoirs psychiques d'un Zphemg.

Baker hocha la tête, le visage soucieux. Le penchant de Malmoth pour la dive bouteille ne risquait-il pas de leur causer des ennuis, bien que tout l'alcool du bord eût été mis sous clef ?

Kaxang posa le vaisseau de main de maître dans une grande prairie semée de fleurs multicolores qui s'étendait au pied du rempart entourant la ville. Les étançons télescopiques avaient touché le sol depuis moins de cinq minutes lorsqu'un groupe d'une dizaine d'autochtones franchit la porte la plus proche qui s'ouvrait dans la muraille. De petite taille, la peau d'un brun presque noir, ils portaient des vêtements de couleur claire, taillés dans un tissu fin aux reflets chatoyants. A leur tête marchait un homme âgé, dont les longs cheveux blancs tombaient sur les épaules voûtées. Ils s'arrêtèrent à une trentaine de mètres de la Chronolyse III et s'assirent face à celle-ci, dans une position d'attente.

— Je ressens de la curiosité, ainsi qu'une très vague méfiance, annonça Malmoth Klyarr/197. Ces gens ne nous veulent aucun mal, mais ils se demandent qui nous sommes.

— Dans ce cas, j'irai seul à leur rencontre, décida Baker.

Rûf, qui se tenait à ses côtés, posa une main gantée d'acier sur l'avant-bras du Terrien.

— Vous devriez emmener Crayola, conseilla-t-il. Un couple fera meilleure impression qu'un homme seul.

Le businessman lui décocha un regard surpris :

— Depuis quand vous y connaissez-vous en psychologie humaine ?

— Je ne fais que suivre consciencieusement les instructions du manuel de Premier Contact que j'ai téléchargé avant de quitter Niven, répondit le Ptav avec un parfait naturel.

— Un manuel ptavique ? s'étonna Kaxang.

— Bien sûr. Nos ancêtres furent de grands explorateurs, et les innombrables navires qu'ils lancèrent dans notre secteur galactique découvrirent des centaines de planètes habitées. Mais à la différence de la plupart des autres peuples maîtrisant les voyages interstellaires, ils ne fondèrent aucune colonie, préférant se contenter de nouer des relations amicales avec les races, primitives ou non, qu'ils rencontraient.

L'Histoire nous enseigne qu'ils étaient passés maîtres dans l'art difficile du Premier Contact.

— Je croyais que les Ptavs avaient toujours été des guerriers, remarqua Crayola.

— C'est vrai pour ceux de la Nouvelle Civilisation, répondit Rûf. Mais à l'époque où mon peuple voguait librement à travers l'univers, il ne serait pas venu à l'idée d'un enfant de Niven de se battre contre qui que ce fût...

— Cette époque doit être très ancienne, émit Malmoth.

Le mercenaire cybernétisé fit comme s'il n'avait pas entendu, sans doute parce que la remarque lui déplaisait, et qu'il ne tenait pas à y répondre.

— Vous devriez y aller, monsieur Baker, dit-il en désignant l'écran principal, qui montrait les Gondwans toujours assis sur l'herbe semée de fleurs multicolores. Sinon, le comité de réception va finir par s'impatienter.

Le businessman acquiesça et, prenant la main de Crayola, il l'entraîna vers le sas. Ils déverrouillèrent la lourde porte extérieure, descendirent lentement l'échelle de coupée et se dirigèrent droit sur les indigènes qui se levèrent à leur approche. Arrivé à trois pas de celui qui paraissait être le chef du petit groupe, William tira de sa poche le petit disque noir d'un traducteur universel. Il s'apprêtait à le tendre à son futur interlocuteur, lorsqu'il eut la surprise considérable d'entendre celui-ci s'adresser à lui en une Omnia Lingua impeccable :

— Bonjour, étrangers venus des étoiles.

— Euh... salut, répondit le businessman d'un ton mal assuré.

Crayola, qui n'avait pas pour habitude de perdre le nord, observait avec attention le Gondwan aux cheveux blancs. Elle ne tarda pas à repérer la minuscule pastille — identique à celles qu'ils portaient, Will et elle-même — collée sur la tempe sombre de l'homme qui venait de leur souhaiter la bienvenue.

La Fadama récapitula rapidement tout ce qu'elle savait au sujet des transducteurs linguistiques employés par la B and B Co. Ces merveilleux appareils, qui permettaient à deux individus ignorant leurs langages réciproques de communiquer instantanément, étaient l'un des produits les plus remarquables de la technologie des Quatorze Races. La jeune femme ne se souvenait plus du principe sur lequel ils reposaient, mais elle était certaine d'une chose : une pastille traductrice isolée ne servait à rien ; il en fallait au moins deux pour que la conversion puisse se faire dans un sens ou dans l'autre.

Il était donc quasiment certain que le disque noir arboré par le Gondwan aux cheveux blancs venait de l'autre bout de la Galaxie — et de quelques milliers d'années dans l'avenir.

CHAPITRE VI

Comme l'avait dit Yolan, le cylindre métallique échoué gisait sur la rive d'un grand fleuve, quelques centaines de kilomètres au nord-ouest du village dans les arbres. Grâce aux indications du guérisseur, Zlanilla n'eut aucun mal à quartdetourner jusque-là, emmenant Ronny Blade avec elle. Puis, laissant celui-ci sur place, elle retourna chercher Andy Sherwood.

Lorsqu'elle reparut en compagnie de l'aventurier, le businessman était déjà occupé à libérer l'entrée du sas — la fameuse grotte évoquée par Yolan — de la végétation proliférante qui en dissimulait l'accès. La machette à lame d'obsidienne dont Zolyan lui avait fait cadeau avant son départ, merveilleusement affûtée, était idéale pour un tel travail, et l'ouverture sombre dans le flanc de l'engin volant ne tarda pas à apparaître.

— Laissez-moi y aller la première, demanda la Zphemg. Au cas où il y aurait du danger.

Et, sans attendre la réponse des deux hommes, elle se faufila dans le sas. Comme tous ses semblables, elle possédait une excellent vision nocturne, pour laquelle la pénombre régnant dans le réduit aux parois métalliques n'était en rien un obstacle. Il ne lui fallut que quelques secondes pour obtenir la certitude que l'endroit était sûr, mis à part une araignée grosse comme la main qui se recroquevillait dans sa toile. Zlanilla, qui respectait la vie sous toutes ses formes — et même les plus hideuses —, estima qu'il suffirait de se tenir à l'écart de l'arthropode pour éviter à celui-ci la tentation de se montrer agressif.

— Vous pouvez venir, annonça-t-elle.

Tandis que ses compagnons la rejoignaient, écartant les lianes qui pendaient encore devant l'ouverture, elle entreprit d'inspecter les différents instruments et panneaux de commande incrustés dans les parois métalliques. Il ne lui semblait pas avoir déjà rencontré les symboles inscrits çà et là, mais la disposition des manettes et interrupteurs lui rappelait quelque chose. Une rapide exploration de sa mémoire eidétique lui permit de trouver de quoi il s'agissait.

— Il fait noir comme dans un intestin de diplodocus ! jura Andy en pénétrant dans le sas. Pourquoi n'avons-nous pas pris de torche ?

— Parce qu'elle nous aurait enfumés en un rien de temps, répondit Ronny en se coulant à son tour dans l'ouverture. De plus, tu exagères, comme d'habitude : on y voit suffisamment pour ne pas se bousculer !

A cet instant, Zlanilla pressa un bouton ovale, et la lumière jaillit.

— Comment as-tu fait ça ? s'étonna Sherwood.

— Par analogie, répondit la Zphemg avec un sourire énigmatique. Ce n'est pas la première fois que je suis confrontée à cette technologie.

L'aventurier la regarda sans comprendre, quêtant des explications complémentaires — que Blade se fit un plaisir de lui fournir :

— Je me doutais bien que cette épave était un astronef — ou, à tout le moins, un aéronef — jüran, même si la description de Yolan ne correspondait pas tout à fait à ce que nous connaissons des engins employés par ce peuple disparu, puisque ceux que nous avons eu l'occasion d'observer, tant sur Durango qu'à Gondwana, étaient plutôt de forme discoïdale.

— Ah oui ? fit Andy d'un air sceptique. Et qu'est-ce qui t'a mis la puce à l'oreille ?

— Le second récit que nous a fait Yolan, évidemment, répondit le businessman avec un sourire en coin. L'épave dans laquelle nous nous trouvons n'évoque-t-elle pas irrésistiblement l'un de ces « oiseaux de métal » qui, d'après la légende, combattaient jadis des triangles de lumière ? Et les Jürans que nous avons entrevus à Gondwana n'ont-ils pas fui, précisément, devant un vaisseau triangulaire [6] ? De plus... (Il marqua une pause, observant avec acuité son ami pour essayer de mesurer l'impact que ses paroles avaient sur ce dernier.) De plus, si l'on en croit Yolan, c'est un géant au regard clair qui a confié Shimbooh aux Leyani. Tu ne vois pas où je veux en venir ?

La lumière dut se faire soudain dans l'esprit de Sherwood, car ses yeux s'arrondirent, exprimant tout à la fois un étonnement sans borne et une profonde incrédulité.

— Galaxie noire ! jura-t-il. Tu veux dire que cette fichue bestiole buveuse de sang serait un Veilleur ?

Blade et Zlanilla acquiescèrent avec un parfait ensemble.

 

 

C'était par pur accident que Ronny Blade et ses compagnons avaient découvert l'existence des Veilleurs.

Dans les derniers mois de l'année 2388 — soit un an et demi avant le départ de la Chronolyse II pour Gondwana —, le Maraudeur, fleuron de la flotte commerciale de la B and B Co, avait quitté la Confédération terrienne, à la recherche de la base secrète que la terrible Main Rouge entretenait au-delà de la zone marginale, quelque part en direction du Centre galactique. Le fier vaisseau, à bord duquel se trouvaient les quatre « têtes pensantes » de la puissante compagnie d'import-export, avait trouvé sur sa route un monde nommé Durango, dont les habitants, qui se donnaient eux-mêmes le nom de Magiciens, étaient les descendants de Terriens — venus d'un pays oublié nommé la France — qui avaient été enlevés aux abords de l'an 2000 par les Jürans, les anciens habitants de ce monde, dont la race s'était éteinte depuis[7].

Quelques semaines après avoir quitté Durango, le Maraudeur avait abordé Djyzaxx, une planète dont la population humanoïde avait atteint un stade de développement scientifico-technologique équivalent à celui de l'Europe dans les dernières décennies du XIXe siècle. Outre la base de la Main Rouge, dissimulée dans une contrée déserte, Blade et Baker avaient découvert, sur l'une des lunes de cette autre terre, une créature géante, douée de pouvoirs psi, qui répondait au nom de Mazwoxs. Déposée là des milliers d'années auparavant par de mystérieux Concepteurs, elle avait reçu pour mission de ceux-ci de veiller sur le peuple de Djyzaxx, et de l'aider à progresser sur la voie de la civilisation [8].

Plus tard, après la défaite de la cruelle mafia interstellaire, Ronny avait décidé de se pencher sur le mystère que représentait Mazwoxs. Dans ce but, il s'était rendu sur Joklun-N'Ghar, où une partie importante de la population adorait Buundloha, un gigantesque serpent vivant dans un étrange temple souterrain. Le businessman estimait en effet qu'il était fort probable que les Concepteurs de Mazwoxs avaient également créé le reptile géant.

Pendant ce temps, Baker avait regagné Durango pour y interroger les Magiciens, qui n'avaient fait aucune difficulté pour lui fournir les informations en leur possession au sujet des Veilleurs. Ces derniers, au nombre de vingt-cinq mille, étaient des êtres synthétiques, façonnés en effet par de nombreux concepteurs qui n'étaient autres que les Jürans ; avant leur extinction, ces derniers les avaient dispersés sur autant de planètes situées à l'intérieur d'un secteur spatial de plusieurs milliers d'années-lumière de diamètre. Non contents de donner des coups de pouce aux peuples primitifs dont ils avaient la charge, ces véritables « dieux vivants » étaient apparemment appelés à jouer un rôle important dans la pacification de la Galaxie, et Blade en avait conclu qu'ils constituaient des éléments d'un extraordinaire Plan d'Ensemble, mis au point par les Jürans[9]

La race éteinte avait confié pour mission à ses héritiers d'effectuer une tournée d'inspection des Veilleurs, mais les attaques incessantes de flottes robotisées, dont Durango avait été victime au cours des dernières décennies, avaient empêché les Magiciens de s'acquitter de cette tâche. Ceux-ci ayant fort à faire avec la reconstruction de leur nation ravagée, Ronny leur avait proposé de les remplacer, dans un premier temps. Ses compagnons et lui avaient donc commencé à sillonner l'espace à bord du Maraudeur, rendant visite à différentes divinités artificielles qui présentaient les apparences les plus diverses, du ptérodactyle géant à la nuée de papillons d'or. C'était lors de ce voyage qu'ils avaient atterri sur Fadam, et rencontré Crayola et Jaïlana. Au passage, ils en avaient profité pour mettre fin aux exactions de Trantor, un Veilleur psychopathe qui enlevait ses semblables à des fins pour le moins obscures [10]. Ils avaient également vaincu par la suite le Lichen, un autre dieu vivant déviant[11], et rencontré Lyd, Grand Veilleur de Rigel... Mais au bout du compte, ils n'avaient guère trouvé d'indices concernant la nature du Plan d'Ensemble des Jürans.

Les raisons pour lesquelles les géants disparus avaient saupoudré tout l'Ouest galactique de créatures synthétiques dont aucune ne ressemblait aux autres demeuraient inaccessibles à Blade et Baker, et le voyage démentiel que ceux-ci avaient effectué dans les entrailles de la planète Kenndor, où un groupe de Jürans était censé avoir survécu, ne leur avait pas permis d'en apprendre plus à ce sujet[12].

L'énigme demeurait donc entière — ou peu s'en fallait — lorsque Ronny et Andy s'étaient embarqués à bord de la Chronolyse II pour remonter le temps jusqu'à l'époque lointaine où Gondwana voyait fleurir sa paisible civilisation insulaire. Les deux associés ne se doutaient pas qu'ils rencontreraient des Jürans dans cette ère reculée, bien qu'il fût logique de penser que ces derniers avaient visité la Terre bien avant d'y enlever ceux qui devaient devenir leurs héritiers. Mais alors que Blade était sur

le point de demander aux géants pourquoi leur peuple avait disséminé les Veilleurs à travers la Galaxie, l'arrivée d'un mystérieux triangle lumineux les avait obligés à s'enfuir en catastrophe. Néanmoins, le businessman avait réussi à obtenir confirmation de leur part qu'il existait bien un Plan d'Ensemble — et qu'il était tout entier dirigé contre les ennemis des Jürans.

Mais l'identité de ces derniers demeurait un mystère total.

L'exploration de l'aéronef n'apporta guère d'éléments nouveaux. La taille des trois squelettes qui gisaient dans le poste de pilotage ne fit que confirmer qu'il s'agissait d'un appareil jüran, mais en l'absence d'une source énergétique — en effet, seules les batteries de secours fonctionnaient encore, quoique faiblement —, il était impossible de consulter les mémoires de l'ordinateur de bord. D'ailleurs, Ronny estimait qu'il y avait de fortes chances que celles-ci fussent de toute manière illisibles ; tout semblait en effet indiquer que l'appareil reposait là depuis des siècles, voire des millénaires, et que seule la résistance de l'alliage qui composait sa coque l'avait protégé de la destruction.

Dans un petit placard, Andy découvrit quelques dizaines de cristaux jaune pâle, dont la plupart avaient visiblement souffert du choc lorsque l'aéronef s'était écrasé. Néanmoins, l'un d'eux était en parfait état, et il l'empocha ; peut-être les Magiciens parviendraient-ils à lire les informations qu'il contenait — à condition, bien sûr, que l'aventurier et ses compagnons d'infortune parviennent un jour à regagner le XXIVe siècle...

Quelque peu déçus, les trois amis décidèrent de retourner au village dans les arbres, où Blade fit à Lilienal un rapide résumé de leur expédition. Le Gnekshare l'écouta avec attention, en chassant de lents mouvements de la queue les innombrables insectes qui tournoyaient autour de lui. Puis, lorsque le businessman se tut, il prit à son tour la parole :

— J'étais au courant, par mon père, de l'existence des Jürans et de leurs Veilleurs, mais je n'y accordais guère d'importance jusqu'ici. J'avais en effet l'impression que le fameux Plan d'Ensemble ressemblait plus à... eh bien, à un « jeu » qu'à un projet un tant soit peu réaliste. Il me semblait qu'en créant des divinités synthétiques et en les dispersant sur des mondes primitifs, les Jürans s'étaient surtout amusés à jouer les démiurges. Mais ce que vous venez de m'apprendre change tout...

— Ah bon ? fit Andy d'un ton étonné. Je ne vois pas pourquoi.

Lilienal poussa un soupir à fendre l'âme.

— C'est pourtant simple, assura-t-il en dardant ses cinq yeux sur l'aventurier à la barbe poivre et sel. S'il ne s'agissait que d'un jeu, nul n'aurait intérêt à détruire les Veilleurs. Or, nous l'avons constaté pas plus tard qu'hier soir, il y a sur ce monde des créatures qui veulent la mort de Shimbooh ! A mon sens, cela signifie que le Plan d'Ensemble est un projet sérieux, puisque quelqu'un tente de le mettre en échec.

— Tu extrapoles un peu trop à mon goût, répliqua Sherwood. Et, d'ailleurs, nous savions déjà qu'un mystérieux ennemi en voulait aux Jürans, puisque nous avons vu ce triangle lumineux prendre en chasse leur disque volant ! C'est à ce moment-là que tu aurais dû changer d'avis en ce qui concerne le Plan d'Ensemble, non ?

— Non, car les inconnus qui pilotaient le triangle se sont attaqués aux Jürans eux-mêmes, et non aux créations de ces derniers — dont on pouvait même supposer qu'ils ignoraient l'existence. (Lilienal renifla bruyamment.) Par contre, les squelettes ambulants — pour reprendre vos propres termes, monsieur Sherwood — s'en sont pris à Shimbooh ; il y a donc de très fortes probabilités pour qu'ils soient au courant de sa véritable nature, voire de celle du Plan d'Ensemble !

Andy se gratta la tête, une expression de suspicion sur le visage.

— Mouais, marmonna-t-il. Voilà un raisonnement qui me paraît un tantinet tiré par les cheveux. A mon avis, ces maudites créatures qui tombent en poussière dès qu'on les touche ne sont au courant de rien du tout : elles se contentent d'exécuter les ordres qu'on leur donne !

— Tu reconnaîtras que cela ne change rien aux fondements de l'hypothèse de Lilienal, intervint Blade. Que les humanoïdes émaciés qui ont attaqué le village hier soir soient les ennemis des Jürans, ou simplement le bras armé de ceux qui pilotent les triangles, ils témoignent d'une volonté évidente de détruire Shimbooh — ce qui, par ailleurs, explique pas mal de choses...

L'aventurier lui jeta un regard intrigué.

— Ah oui ? fit-il. Et quoi donc, par exemple ?

— Eh bien, le fait que la Terre n'ait pas de Veilleur, alors que les Jürans l'ont visitée à plusieurs reprises. C'est un problème qui me trottait dans la tête depuis que nous avons découvert que les divinités artificielles avaient été créées sur Durango. Pourquoi les Jürans avaient-ils choisi pour héritiers les habitants d'une planète qu'ils n'avaient, apparemment, pas influencée ? J'ignorais alors qu'ils avaient visité notre monde dans un lointain passé, mais lorsque nous l'avons découvert, le mystère n'a fait que s'épaissir. Le Plan de Développement de la Terre auquel Derenan a fait allusion lors de notre brève rencontre à Gondwana impliquait, à mon sens, la présence d'un Veilleur. Depuis, je n'ai cessé de me demander ce qu'il avait pu advenir de celui-ci. Tout laisse à penser que l'acharnement des « squelettes ambulants » constitue un début de réponse. Mais il reste bien des interrogations en suspens, et les éléments me manquent pour leur trouver une réponse — pour l'instant.

— Tu veux dire que nous sommes toujours en plein brouillard, commenta Andy, non sans une certaine ironie.

— Je crois au contraire que le brouillard en question commence tout doucement à se lever, mais qu'il ne nous permet encore que de distinguer de très vagues silhouettes, répondit Ronny. Cela dit, en mettant bout à bout tout ce que nous avons appris, il est possible de formuler un embryon de théorie...

— Vas-y, l'encouragea Zlanilla. J'ai hâte de savoir si tes conclusions rejoignent les miennes.

Blade lui prit la main et la considéra avec douceur.

— Nous savons que les Jürans ont déposé vingt-cinq mille Veilleurs sur autant de mondes. Mais nous savons également qu'ils ne sont pas les seuls à tenter d'influer sur le développement de peuples primitifs. Les envoyés de l'Hyperconfédération galactique agissent également en ce sens, bien qu'utilisant des méthodes quelque peu différentes, et il est raisonnable de penser que d'autres civilisations — encore inconnues de nous — ont tenté, elles aussi, de donner des coups de pouce à des sociétés se trouvant à l'aube de leur histoire.

« Il me semble que, sur la Terre, les Concepteurs des Veilleurs sont entrés en conflit avec l'une de ces races... "éducatrices", et que la chasse donnée à Shimbooh par les "squelettes ambulants" est la conséquence d'un conflit d'intérêts doublé d'une divergence d'opinions. Les mystérieux adversaires des Jürans ont leur propre idée de la manière dont il convient d'orienter l'évolution des peuples de la Terre, et la présence d'un Veilleur contrarie leurs projets ; ils ont donc décidé de le détruire — afin, sans doute, de privilégier leur propre influence. (Blade ferma un instant les yeux, comme s'il réfléchissait intensément.) Bien sûr, il y a là-dedans quelque chose qui m'échappe — quelque chose qui constitue vraisemblablement sinon la clef, du moins l'une des clefs de l'énigme cosmique à laquelle nous sommes confrontés. Je regrette vraiment que nous n'ayons pas eu le temps d'interroger en détail les Jürans que nous avons rencontrés à Gondwana... Si seulement nous avions encore la Chronolyse II, nous pourrions...

Il s'interrompit soudain, la bouche entrouverte, et se tourna vers Zlanilla, aussitôt imité par Andy et Lilienal.

— Bien sûr ! s'écria l'aventurier. Comment n'y avons-nous pas pensé plus tôt !

Comprenant où ses compagnons voulaient en venir, la ravissante Zphemg aux boucles d'or secoua la tête, tandis qu'une expression attristée se peignait sur son joli visage.

— Si vous comptez sur moi pour quartdetourner jusqu'à Durango afin d'y interroger les Jürans, vous allez être déçus, dit-elle doucement. C'est tout bonnement impossible.

— Impossible ? rugit Sherwood, incrédule. Alors que tu as déjà prouvé que tu pouvais franchir des dizaines de milliers d'années-lumière par ce moyen ?

Zlanilla lui adressa un pâle sourire.

— J'ai essayé ce matin d'aller chercher de l'aide dans ma Confédération natale. En pure perte : la dimension rétrécie que nous autres, Zphemgs, utilisons pour le Quart de Tour est barrée par un obstacle d'une nature inconnue. Je me suis retrouvée en plein espace, quelque part dans la Ceinture de Kuiper[13].

— Un coup de Franzappak ? suggéra Andy.

— J'en ai bien l'impression, répondit Zlanilla. N'oublions pas qu'il comptait revenir à Gondwana pour me... « récupérer » lorsque Ronny serait mort de vieillesse. Il ne pouvait pas prendre le risque que je m'enfuie à l'autre bout de la Galaxie pendant son absence... Cela fait trop longtemps qu'il attend que je lui cède. Alors, il a tendu cette barrière autour du système solaire. Ma libération n'était qu'une illusion : il s'est contenté d'agrandir ma prison.

— Voilà qui est fort ennuyeux, commenta Blade. A moins, bien entendu, que nous ne parvenions à localiser et à détruire l'appareil qui génère la barrière en question.

— Si tu veux mon avis, grommela Sherwood, ce n'est pas la peine de perdre notre temps en vaines recherches. Franzappak est peut-être fou, mais il n'a rien d'un imbécile. Je parierais ma chemise qu'il a pris soin de dissimuler le générateur hors de portée

de Zlanilla. (Il se tourna vers Lilienal.) Un tel appareil peut-il se trouver à l'extérieur de l'écran qu'il suscite ?

Le Gnekshare acquiesça.

— Pour autant que je le sache, c'est même préférable, dit-il de sa voix grondant comme le tonnerre. Une question de rentabilité énergétique — je vous passe les détails, d'accord ? Cela dit, je suis malgré tout étonné que cette barrière subsiste après tant d'années. Franzappak était censé revenir à Gondwana un siècle ou deux après son départ à bord de la Chronolyse II ; il n'avait donc pas besoin que le générateur continue à fonctionner durant des millénaires.

— Il a peut-être envisagé l'hypothèse que je puisse me cacher pendant très longtemps en attendant qu'il se lasse de me chercher, émit Zlanilla. La longévité de l'écran tendu en travers de la sixième dimension serait donc une simple précaution de sa part. Vu les circonstances, on ne peut pas lui donner tort de l'avoir prise.

— Fichu paranoïaque ! rugit Andy. Il nous aura décidément em... bêté jusqu'au bout ! (Il poussa un soupir déchirant.) Eh bien, il ne nous reste plus qu'à retourner dans la crypte pour quelques millénaires d'hibernation supplémentaires. Ce n'est pas que ça me chante, mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire d'autre, pas vrai ?

— Je crois que tu oublies un détail, intervint Ronny.

— Ah oui ? Lequel ?

— Tu es désormais censé prendre soin de Shimbooh. Or, vu la tournure prise par les événements, cela signifie également qu'il te faudra protéger Deyyan et Maya. Je ne vois pas comment tu pourrais t'acquitter de cette tâche si tu es en animation suspendue...

Andy fronça les sourcils. Il réfléchit un instant, puis ouvrit la bouche pour répondre, mais la voix tonitruante de Lilienal l'en empêcha :

— Sans vouloir contrarier qui que ce soit, je crains qu'il ne soit pas possible de recourir aux hibernacles de la crypte. J'ai jeté un coup d'œil aux réserves énergétiques : elles sont au plus bas. Et il n'existe sur ce monde aucun moyen de les reconstituer.

— Tu veux dire que nous sommes coincés à l'époque présente ? interrogea Ronny.

— Que vous êtes coincés, oui, répondit le Gnekshare. Pour moi, le problème ne se pose pas, puisque je suis capable d'entrer en hibernation sans l'aide d'aucun appareillage.

— Pourquoi ne pas nous l'avoir dit plus tôt ? s'emporta Sherwood.

— Parce que je n'en ai pas eu l'occasion, tout simplement. J'ai bien essayé de vous en parler ce matin, mais vous étiez si pressés d'aller inspecter l'épave que j'ai préféré attendre un moment plus propice. (Il renifla bruyamment, ce qui fit vibrer les poils tapissant ses quatre narines.) Et puisque nous en sommes aux révélations, je suis en mesure de vous dire à quelle époque nous nous trouvons, avec une marge d'erreur d'un siècle au grand maximum.

Il s'interrompit et considéra ses interlocuteurs à l'aide de ses quatre yeux normaux, tandis que le cinquième — celui qui comportait deux pupilles — paraissait inspecter les feuillages qu'un léger vent faisait bruisser au-dessus de sa tête massive de gargouille alcoolique.

— Eh bien, vas-y ! l'encouragea Andy. On croirait que ça t'amuse de faire durer le suspense !

L'extrémité préhensile de la queue du Gnekshare lui tapota le sommet du crâne avec quelque chose qui ressemblait à de la condescendance.

— Entre 3200 et 3300 avant votre ère, répondit Lilienal. Nous avons donc dormi douze mille ans.

L'aventurier au poil gris poussa un juron tel que sa simple reproduction aurait attiré une cascade de procès pour obscénité à quiconque s'y serait hasardé.

CHAPITRE VII

Crayola s'étira, debout dans la lumière dorée du soleil, qui entrait à flots par la grande fenêtre de sa chambre. Elle avait passé une excellente nuit, en partie grâce au confort positivement incroyable du lit que lui avaient octroyé les Gondwans. Seules les couches dégravitées dont étaient équipés certains hôtels de la Confédération terrienne offraient une telle qualité de repos ; quant aux matelas modulables qui avaient commencé à faire leur apparition sur Fadam peu de temps avant l'arrivée des Terriens, ils paraissaient en comparaison aussi durs que s'ils avaient été rembourrés à l'aide de noyaux de rukudumo.

Elle bâilla, contemplant avec ravissement les toits d'ardoise de Dreïl qui s'étendaient devant elle. La ville, qui comptait une quinzaine de milliers d'habitants, était entièrement construite en briques roses, à l'exception de quelques temples et bâtiments officiels, pour lesquels les autochtones avaient eu recours à la pierre de taille. Çà et là, entre les maisons basses, on distinguait de vastes jardins plantés d'arbres, dont les pelouses s'ornaient de fleurs multicolores. C'était une fort jolie cité, qui rappelait quelque peu certaines agglomérations de la côte ouest du Daym, l'un des deux continents de Fadam, planète natale de Crayola. Les habitants — petits, courtauds, la peau sombre et le nez épaté — en étaient accueillants et sympathiques, même si l'on percevait chez eux une certaine tension, que William attribuait à l'angoisse qu'ils ressentaient face à la lente mais inexorable montée des eaux de l'océan consécutive au réchauffement de la planète.

— Tu rêves ? demanda le businessman en sortant de la salle d'eau où il venait de prendre une bonne douche froide.

— J'admirais Dreïl. Il doit faire bon vivre dans un cadre aussi agréable. Quel dommage que cette ville soit appelée à disparaître sous les flots !

Baker cessa un instant de frotter ses cheveux humides à l'aide d'une serviette de tissu éponge vert fluorescent.

— Si cela peut te rassurer, une telle chose ne se produira pas avant plusieurs siècles, puisque nous nous trouvons sur une hauteur. Mais je crains que les conditions de vie ne se détériorent avec l'afflux de réfugiés en provenance des cités de la côte — dont certaines sont déjà partiellement submergées, comme nous l'avons observé lors de notre approche.

Se détournant de la fenêtre, Crayola ôta sa chemise de nuit en soie rose et entreprit de s'habiller, sous le regard admiratif — et quelque peu concupiscent — de son amant. Elle passa un minuscule bustier de tissu blanc, un slip tout aussi réduit et une courte jupe à volants, puis chaussa ses cothurnes à talons aiguilles préférées. La mode gondwane autorisait les femmes à se promener seins nus, et la splendide Fadama aurait pu sans peine se passer de soutien-gorge, puisqu'il n'est point besoin de soutenir ce qui ne tombe pas, mais son goût très sûr en matière de vêtements lui commandait de se vêtir ainsi, pour une simple question d'esthétique. En outre, la délicate dentelle qui ornait le bord du bustier mettait admirablement en valeur sa gorge superbe, qui aurait fait pâlir d'envie les mannequins les plus cotés de Mars — au XXIVe siècle, s'entend, car la Planète Rouge de ce lointain passé ne portait encore aucun habitant !

Will, quant à lui, arborait un pantalon collant de couleur noire et une chemise aux manches bouffantes fermée par un lacet tout aussi immaculé que le tissu qui la constituait. Il était occupé à enfiler des bottines pointues d'un rouge brillant lorsqu'on frappa à la porte du petit appartement de deux pièces qui avait été attribué au couple par Teryan-Neïkal. qui portait le titre ronflant de Premier Ingénieur de la ville. Crayola cria d'entrer, et Kaxang pénétra dans la chambre, simplement vêtu d'un pagne n'gharien en peau d'antilope d'zamara.

— L'heure approche, dit-il. Il ne faudrait pas faire attendre nos hôtes.

— Nous sommes prêts, annonça Baker en sautant sur ses pieds. J'avoue que j'ai hâte de savoir ce que Teryan-Neïkal désire nous montrer.

— Moi aussi, reconnut l'astrogateur. Il avait un air fort mystérieux, hier soir, lorsqu'il nous a annoncé qu'il nous ferait une surprise ce matin au réveil — juste après que vous ayez mentionné le nom de Zlanilla !

William haussa un sourcil, tandis qu'un sourire amusé apparaissait sur ses lèvres.

— Je vois que je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué, dit-il d'un ton que Crayola trouva plein d'optimisme. Je serais curieux de savoir quelles conclusions vous en avez tiré, Kaxang.

— Conclusions est un terme bien fort, souligna le N'Gharien. Je parlerais plutôt d'hypothèses. (II marqua une pause, cherchant ses mots.) J'y ai pas mal réfléchi avant de m'endormir, et... (Il s'interrompit, tandis qu'une lueur rusée apparaissait dans ses yeux sombres.) Eh bien, si vous voulez connaître le fond de ma pensée, je crois que ces gens savent plus ou moins ce que sont devenus nos amis...

— Plus ou moins ? répéta Crayola, intriguée.

Kaxang la considéra, une expression étrange sur ses traits olivâtres. Bien que le N'Gharien fût incontestablement humain, en dépit de son origine extraterrestre, la Fadama avait souvent des difficultés à identifier les particularités de son langage facial. Elle supposait qu'il s'agissait d'un problème de nature culturelle, inhérent à la nature même de la mentalité de son peuple, ainsi que du type de société primitive qu'avait développé le groupe de tribus auquel appartenait celle dans laquelle était né Kaxang.

— C'est la barrière temporelle à laquelle nous nous sommes heurtés qui m'a donné à réfléchir, expliqua celui-ci. Nous sommes partis du postulat qu'elle avait été posée par Franzappak... J'ai l'impression qu'il s'agit d'une erreur, pour la bonne raison que celui-ci ne dispose tout simplement pas des connaissances nécessaires en matière de chronophysique pour tendre un tel obstacle.

— Pourtant, sa machine à voyager dans le temps, que nous pensions défectueuse, fonctionnait bel et bien, puisque Zlanilla et lui se sont retrouvés dans le passé de la Terre, observa Will.

— Bien sûr, mais il ne faudrait pas oublier que l'engin en question avait été fabriqué d'après des plans que des espions de la Main Rouge avaient volés dans le laboratoire de Laximul, répondit l'astrogateur. De plus, l'interrogatoire des scientifiques inféodés à l'organisation criminelle a permis d'établir qu'il avait fallu toute une équipe de chercheurs de très haut niveau, appartenant à une demi-douzaine de races différentes, pour réaliser le chronodéphaseur imparfait autour duquel était construite la machine temporelle. A mes yeux, il est hors de doute que Franzappak aurait été incapable de bricoler seul le générateur nécessaire pour rendre inaccessible une période de deux siècles.

— N'aurait-il pu recourir aux ressources technologiques de Gondwana ? suggéra sans conviction Crayola.

Kaxang secoua la tête.

— La chronophysique est un domaine à part, que seuls les Gnekshares sont capables de maîtriser, en raison de leurs structures mentales très particulières... Il me paraît donc quasiment certain que la barrière est l'œuvre du seul représentant de ce peuple qui, à notre connaissance, ait jamais visité la Terre en cette époque reculée.

— Lilienal ? fit Baker.

Le N'Gharien acquiesça.

— Oui, Lilienal, confirmat-il. Naturellement, pour en avoir la certitude, il faudrait que je puisse examiner le générateur qui suscitait l'obstacle en question, mais même sans cela, je serais prêt à parier n'importe quoi sur cette hypothèse — tout simplement parce que je ne vois pas d'autre explication.

Le businessman posa sur lui un regard tout à la fois sceptique et intrigué.

— Vous avez vraisemblablement raison, dit-il, mais je ne vois pas pourquoi nos amis auraient ainsi isolé l'époque dans laquelle ils se sont retrouvés prisonniers. Ils devaient bien se douter que nous enverrions une expédition de secours...

— Bien sûr, admit Kaxang. A condition que Franzappak ne nous en ait pas empêché auparavant. Ils savaient qu'il s'était emparé de la Chronolyse II, en dépit des précautions prises pour lui interdire d'en manœuvrer les commandes. Ils pouvaient donc logiquement craindre qu'il ne nous neutralise avant que notre nouveau vaisseau temporel ne soit prêt au départ — et c'est d'ailleurs ce qui se serait passé si vous n'aviez pas pris les devants, monsieur Baker, en lui tendant cette astucieuse embuscade sur Eileena.

Crayola s'avouait séduite par la théorie de l'astrogateur, en dépit des zones d'ombre que celle-ci laissait subsister. Il était en effet évident que Kaxang avait longuement réfléchi à ses arguments avant de les exposer à ses compagnons, et sans doute y avait-il mis autant de soin que lorsqu'il lui fallait calculer une trajectoire subspatiale. Mais il semblait à la Fadama qu'il n'avait pas poussé son raisonnement à bout — à moins, bien entendu, qu'il n'eût gardé le meilleur pour la fin, par fidélité au k'tishannour, cet art du discours pratiqué par les habitants de Joklun-N'Ghar, qui imposait des règles très précises de construction du récit.

Les conteurs n'ghariens étaient des maîtres du suspense.

— Vous devez avoir raison, dit la jeune femme aux cheveux bleu pâle. Néanmoins, je crois me souvenir que Franzappak n'était pas censé revenir à Gondwana avant que Ronny ne soit mort de vieillesse... C'est-à-dire approximativement à l'époque où nous nous trouvons en ce moment. Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi Lilienal aurait interdit l'accès des deux siècles précédents.

Baker haussa un sourcil poliment admiratif.

— Excellente remarque, ma chérie, la complimenta-t-il. Tu as mis le doigt sur un point qui, à mon sens, est capital. (Un sourire amusé apparut sur ses lèvres.) Il me semble que j'ai un début de réponse à ta question implicite : il suffit de considérer notre situation actuelle. Ne s'agit-il pas de celle dans laquelle se serait retrouvé Franzappak s'il était venu chercher Zlanilla après la mort de Ronny ?

— Oh, je vois où tu veux en venir, dit Crayola. Tu penses qu'elle s'est cachée pour ne pas tomber entre les sales pattes du Zphemg fou... Mais dans ce cas, les Gondwans — ou, du moins, certains d'entre eux —, devraient savoir où elle se trouve... Enfin, en avoir une idée, même vague...

— Je pense au contraire qu'ils l'ignorent, la détrompa Will. Il ne faudrait pas oublier que Franzappak possède des pouvoirs parapsychiques d'une puissance considérable. Explorer l'esprit d'un être humain pour en extirper les renseignements qui l'intéressent — dans le cas qui nous préoccupe, l'emplacement de la cachette de Zlanilla — ne serait pour lui qu'un jeu d'enfant.

— J'ai l'impression que nous omettons un détail important, intervint Kaxang. Voyez-vous, je n'arrive pas à croire que M. Blade, Andy — et Léopold M'Baman, qui les accompagnait — se soient résignés à finir leurs jours à Gondwana.

— C'est vrai que ça ne ressemble pas à Ronny, observa Baker. Mais je ne vois pas...

Il s'interrompit, un pli soucieux barrant son front.

— Et si c'étaient leurs tombes que voulait nous montrer Teryan-Neïkal ? suggéra Crayola. Je trouve cette idée franchement atroce, mais je me sens obligée de la prendre en compte, parce que nous ne pouvons nous permettre de négliger aucune éventualité.

— Si c'est le cas, dit Baker, l'air de plus en plus sombre, nous ne tarderons pas à le savoir.

 

 

A quelques centaines de pas du centre de Dreil, que matérialisait un bâtiment tétraédrique aux flancs inclinés percés d'innombrables fenêtres trapézoïdales, s'étendait une place triangulaire pavée de dalles d'un bleu très pâle ; sur deux côtés des immeubles bas, dont les rez-de-chaussée s'ouvraient sur de minuscules échoppes, la bordaient. La base du triangle, quant à elle, était formée par une monument aux angles vifs, dont la façade était ornée de piliers octogonaux, et le toit pointu percé de vitraux multicolores. Un perron monumental, aux marches de marbre blanc veiné de vert, menait aux deux titanesques battants de bronze poli qui fermaient pour l'instant le porche constituant l'accès principal de cette construction imposante.

Teryan-Neïkal attendait les voyageurs, assis tout en haut de l'escalier en demi-cercle. Il avait revêtu une robe bleue pour la circonstance, et serrait dans sa main droite un bourdon que couronnait une tête de tigre stylisée. Il se leva en voyant arriver Baker et ses compagnons, et leur fit signe de le rejoindre.

— Bienvenue, leur souhaita-t-il. Vous êtes à l'heure ; c'est parfait.

— Pourquoi nous avoir fait venir ici ? s'enquit Baker.

Pour toute réponse, le Premier Ingénieur se contenta de sourire énigmatiquement. Puis, empruntant une petite porte découpée dans l'un des immenses panneaux, il les entraîna à l'intérieur du bâtiment, qui consistait en une nef assez vaste, au sol couvert de tapis passablement usés ; quelques coussins élimés s'entassaient çà et là. La lumière, dispensée par les vitraux du toit — dont quelques-uns étaient cassés, nota le businessman —, avait quelque chose d'indiciblement glauque, comme celle de fonds sous-marins. Au pied des murs latéraux se trouvaient des vasques, pour la plupart ébréchées, ainsi que quelques statues représentant des animaux sauvages : tigres, lions, rhinocéros, antilopes et bovidés aux cornes brisées. La plus imposante, qui figurait un éléphant dressé sur ses pattes arrière, la trompe levée vers le ciel, avait été abattue, peut-être par un tremblement de terre, et gisait désormais sur le sol, tel un symbole de la fin prochaine de Gondwana.

Il régnait en ces lieux une douce fraîcheur, fort agréable après la fournaise des rues poussiéreuses qu'avaient suivi les trois amis pour se rendre à leur rendez-vous avec le Premier Ingénieur. A la suite de celui-ci, ils traversèrent la nef en diagonale, en direction d'une porte arrondie qui donnait sur une salle voûtée mesurant une vingtaine de mètres de longueur sur la moitié de largeur. Des tubes gros comme le bras, ressemblant à des néons, émettaient une lumière froide dans laquelle se découpaient avec netteté les silhouettes d'une cinquantaine de statues, sans doute mises là au rebut, à en juger par la couche de poussière qui recouvrait certaines d'entre elles.

— Voici les représentations de nos anciens dieux, dit Taryan-Neïkal. Ils sont tous là : Juloel, Miskal, Tredonk, Zlanya, Fom...

— Quel nom venez-vous de prononcer ? coupa Baker.

— Zlanya, répondit le Premier Ingénieur. De toutes les divinités honorées par nos ancêtres, elle fut la seule qui vécut parmi nous, qui partagea nos joies — et, surtout, nos peines — après que notre Empereur nous eut abandonnés. Les autres, tous les autres n'étaient au fond que des symboles, des projections de nos rêves, de nos désirs et de nos espoirs. Mais Zlanya, elle, peut être considérée comme réelle, au sens le plus trivial de ce terme. (Il riva son regard noir dans celui du businessman.) Le fait que vous ayez relevé son nom confirme ce que je pensais, sans oser y croire tout à fait, depuis que j'ai cru vous entendre prononcer son nom hier soir : vous êtes bien ceux qui devaient venir et qu'elle nous a demandé d'attendre.

La main de Crayola se referma sur celle de Baker et la serra avec force. A leurs côtés, Kaxang luttait pour garder son calme, mais l'excitation faisait luire ses prunelles d'un éclat mauve phosphorescent.

— Vous a-t-elle confié un message pour nous ? demanda Will, la gorge serrée.

Taryan-Neïkal acquiesça.

— Je crains qu'il ne soit bien sibyllin, dit-il. Néanmoins, j'ai la certitude que vous possédez les éléments pour, sinon le comprendre, du moins en saisir la signification générale. (Il fit quelques pas en direction d'une statue de petite taille, dont les traits reproduisaient à l'évidence ceux de Zlanilla.) Les termes de ce message sont les suivants : « Pour triompher de la mort, pour échapper à l'amour excessif du Maître de la Main Rouge, pour un jour revoir les brumes de Joklun-N'Ghar, nous avons choisi de prendre un aller simple à destination d'un temps où Gondwana ne sera plus. Réussirons-nous ? Echouerons-nous ? Seule l'Histoire pourra un jour le dire. Mais si vous venez à notre secours, sachez que nous dormons dans les profondeurs de la Terre, avec l'espoir de découvrir ce que des générations de savants ont cherché en vain. »

— C'est effectivement assez confus, commenta Kaxang.

— Je ne suis pas d'accord, intervint Baker. Chacune de ces phrases possède un sens précis, qu'il nous appartient de déterminer. (Il se tourna vers le Premier Ingénieur.) Votre peuple maîtrise-t-il l'hibernation ?

Une expression étonnée apparut sur le visage sombre de Taryan-Neïkal.

— Il y a effectivement eu autrefois des tentatives en ce sens, reconnut-il. Je crois même qu'il subsiste quelques sujets cryogénisés dans une crypte située sous l'Université Ultime de la ville de Vaïlyou ; il faudrait le vérifier. Mais cette technique, qui ne possédait aucune utilité à nos yeux, a été abandonnée voici quelques décennies, lorsqu'on a découvert que plus de la moitié des personnes qui l'avaient expérimentée se réveillaient victimes d'accidents vasculaires cérébraux qui diminuaient leurs facultés et entamaient leur personnalité.

Baker serra les dents. L'hypothèse qui s'était esquissée dans son esprit lui paraissait soudain bien moins séduisante. Il était en effet peu probable que Blade et Sherwood eussent décidé d'avoir recours à une technique aussi imparfaite pour rejoindre le XXIVe siècle. Mais d'un autre côté, avaient-ils le choix, une fois posée la barrière temporelle ?

— Serait-il possible de visiter la crypte de Vaïlyou ? demanda-t-il.

— Si vous pensez y trouver Zlanya, vous serez déçu, assura Taryan-Neïkal. Il n'y a là-bas qu'une quinzaine de cobayes.

— Ce n'était pas à Zlanya que je pensais, dit le businessman, mais à ceux qui auraient dû se trouver en sa compagnie.

Le Premier Ingénieur tressaillit.

— Je ne vois pas à qui vous voulez faire allusion, avoua-t-il d'une voix mal assurée. Selon les chroniques, Zlanya était seule lorsqu'elle nous a quittés.

Il avait tourné la tête en direction de la statue représentant la Zphemg et, pour la première fois, les trois voyageurs virent son profil droit se découper sur le mur crûment éclairé par les néons blafards. Baker, interdit, ne put retenir un gémissement incrédule en découvrant la forme de son nez, qui évoquait celui d'un Africain des temps modernes, plutôt que l'appendice nasal caractéristique des natifs de Gondwana.

— Dans ce cas, dit-il d'une voix qu'il essayait de rendre ferme, cela signifie que vous connaissez bien mal vos ancêtres.

 

 

Malmoth-Klyarr/197 vérifia que Rûf dormait profondément avant de s'approcher silencieusement du placard à liqueurs. Cela faisait près de vingt-quatre heures que le Clan attendait cet instant, avec une impatience qu'il dissimulait à grand-peine. Lorsque Baker, Crayola et Kaxang avaient quitté le bord avec l'intention de passer la nuit en ville, il avait cru que l'heure de la délivrance approchait — mais c'était compter sans le Ptav, qui avait reçu pour consigne de le surveiller et, surtout, de lui interdire de boire la moindre goutte d'alcool. Malmoth s'était alors résigné à patienter jusqu'à ce que le guerrier cybernétisé fût assoupi, sans se douter que les farouches mercenaires de Niven pouvaient demeurer des journées entières sans sommeil. Ce n'était qu'au milieu de la matinée du jour suivant, à l'issue d'une interminable partie de cartes, que Rûf avait fini par daigner aller se coucher dans l'une des deux minuscules cabines que comptait la Chronolyse III.

Malmoth glissa un tentacule de la finesse d'un cheveu à l'intérieur de la serrure du placard à liqueurs. Celle-ci était d'un modèle mécanique assez simple, et il ne fallut que quelques secondes au Claïï pour en venir à bout.

La porte du réduit s'ouvrit d'un coup, sur la vision merveilleuse d'une trentaine de bouteilles, dont la plupart étaient pleines à ras bord. Malmoth, ravi, demeura quelques secondes à admirer les étiquettes bariolées et les liquides diversement colorés que recelaient les récipients en question. Puis, se rappelant soudain que Rûf pouvait s'éveiller à tout moment, il s'empara d'un demi-litre de vodka, qu'il déboucha avant de le faire couler d'un trait dans la vasque qui venait de se creuser au sommet de son corps infiniment malléable.

L'ivresse ne fut pas longue à venir.

L'après-midi commençait lorsque Baker, Crayola et Kaxang regagnèrent la Chronolyse III, accompagnés de Taryan-Neïkal. Arrivés au pied de l'échelle de coupée, ils firent leurs adieux à celui-ci, qui s'inclina bien bas, une expression de tristesse sur le visage, puis ils réintégrèrent le vaisseau, refermant le sas derrière eux.

L'astrogateur se dirigea aussitôt vers le poste de pilotage, mais à peine y avait-il pénétré que son pied dérapa et qu'il s'étala de tout son long dans la matière gélatineuse qui couvrait le sol.

— Galaxie ! rugit derrière lui le businessman. Ce fichu Claïï a remis ça !

Aidé par Crayola, Kaxang se remit sur ses pieds et constata que la substance légèrement gluante sur laquelle il avait glissé appartenait effectivement à Malmoth, qui s'était à nouveau liquéfié. Les bouteilles vides qui flottaient sur l'organisme déstructuré de l'extraterrestre ne laissaient aucun doute sur l'origine de l'état dans lequel il se trouvait.

Sans doute alerté par les exclamations de Baker, Rûf sortit d'une cabine, la démarche pesante et mal assurée. Il poussa un grognement mécontent en découvrant les dix centimètres de jelly qui couvraient le sol de la passerelle.

— Ancêtre commun ! jura-t-il.

Vous pouvez le dire, grommela William. Ne vous avais-je pas demandé de veiller à ce que Malmoth n'approche pas de la réserve d'alcool ?

— C'est bien ce que j'ai fait, répliqua le Ptav. Pour le distraire, j'ai même accepté de jouer aux cartes avec lui pendant toute la nuit, alors que j'ai horreur de ça ! Seulement, je ne suis qu'un homme, et la fatigue a fini par se faire sentir. J'ai bien lutté un moment, mais comme cette maudite amibe paraissait elle aussi mûre pour quelques heures de sommeil, je lui ai souhaité bonne nuit — bien que le matin fût déjà bien entamé — et je suis allé me coucher...

— Il vous a eu, commenta Kaxang avec une ironie amère. Les Claii ne dorment pas.

L'objectif rond d'une caméra sertie dans le crâne métallique de Rûf se tourna vers lui avec un ronronnement.

— Je suis désolé : j'ignorais ce détail. Mais je m'en souviendrai, à l'avenir, et je peux vous assurer que je ne me laisserait plus embobiner par Malmoth — ni par aucun autre représentant de son peuple !

Baker hocha la tête d'un air pensif.

— En tout cas, dit-il, voilà qui n'arrange pas nos affaires. Nous avions en effet l'intention de décoller immédiatement...

— Vous avez donc du nouveau ? s'enquit le Ptav.

— Eh bien, oui, répondit le businessman. Mais je vous raconterai ça tout à l'heure, lorsque nous serons dans l'espace. En attendant, nous avons du travail : il faut nettoyer le sol de la passerelle de ce maudit Claïï liquéfié !

Cette phrase suscita un triple soupir résigné de la part de ses compagnons.

Une bonne demi-heure fut nécessaire pour amasser dans un angle du poste de pilotage la gélatine poisseuse qui constituait le corps de Malmoth Klyarr/197 en un monticule d'une soixantaine de centimètres de hauteur sur trois mètres de diamètre, qu'une bâche plastique empêchait de s'écouler à nouveau. Cette tâche fastidieuse et un tantinet répugnante — tant à cause de l'odeur d'alcool qui montait des macrocellules du Claïï que des couleurs pisseuses qui passaient dans la gelée partiellement liquéfiée — fut rendue plus désagréable encore par les émissions mentales du poivrot informe, dont l'incohérence le disputait à l'obscénité. Rûf n'aurait jamais cru qu'une amibe géante aurait pu s'avérer si grossière selon des critères humains.

Ensuite, la Chronolyse III put enfin décoller, pilotée par un Kaxang dont le teint olivâtre avait depuis longtemps viré au vert-de-gris : le N'Gharien avait, lui aussi, eu du mal à supporter les plaisanteries graveleuses du Clan, ainsi que l'impression nauséeuse qui se dégageait des pensées exprimées par celui-ci.

Lorsque le petit vaisseau spatio-temporel fut placé sur une orbite géostationnaire, Baker apprit enfin au Ptav ce que ses compagnons et lui avaient découvert à Gondwana :

— Tout d'abord, je dois vous avouer que nous ne savons rien de plus au sujet de l'appareil suscitant la barrière temporelle. Mais je demeure persuadé que celle-ci a été posée par Lilienal, afin d'empêcher Franzappak de retrouver Zlanilla. Il semble en effet hors de doute que celle-ci a réussi à... fuir vers l'avenir, en compagnie de Ronny, Andy et du petit Gnekshare. Pour ce faire...

— N'y avait-il pas une cinquième personne avec eux ? interrogea Rûf.

— Votre mémoire est excellente, le complimenta le businessman. L'expédition de la Chronolyse II comptait effectivement un cinquième membre : Léopold M'Baman, un ingénieur africain employé par notre compagnie. Mais celui-ci a préféré demeurer à Gondwana, plutôt que de tenter de regagner notre époque. Il s'y est marié, y a eu des enfants et y est mort, voici une vingtaine d'années ; nous avons vu sa tombe dans le cimetière de Dreïl. Teryan-Neïkal est son petit-fils ; il suffit de regarder de profil le nez du Premier Ingénieur — ainsi que la forme de ses ongles — pour constater que son génotype diffère quelque peu de celui des autres Gondwans.

« Pour en revenir à nos quatre amis, tout laisse à penser qu'ils ont décidé de recourir à la cryogénisation. Je dis "laisse à penser", car il nous a été impossible d'obtenir la moindre preuve à ce sujet. Tout se passe en effet comme si le souvenir de Ronny, Andy et Lilienal avait été effacé de la mémoire collective du peuple de Gondwana. En outre, il ne subsiste aucune trace matérielle de leur passage, mis à part quelques peintures et sculptures représentant plus ou moins le Gnekshare — dont une série d'assiettes, réalisée par Léopold, que Teryan-Neïkal conserve dans la pièce de sa maison qu'il appelle son "musée ancestral".

« Quoi qu'il en soit, le schéma des événements est assez clair pour nous permettre d'avoir un vague espoir de retrouver nos amis en vie — espoir qui se transformerait en quasi certitude si nous savions où se trouve la crypte dans laquelle ils reposent actuellement en état d'animation suspendue. Seulement, voilà : craignant le retour de Franzappak, ils ont pris soin de dissimuler l'emplacement de leurs hibernacles, et le message laissé à notre intention par Zlanilla ne nous apporte aucune précision sur ce point.

— Un message ? répéta Rûf. Quelle en est la teneur ?

— Si vous le permettez, je vais plutôt vous donner l'interprétation que j'en ai effectuée à la lumière des autres éléments en notre possession, répondit Baker. Outre le fait que nos amis ont eu recours à l'hibernation, ces quelques phrases que Teryan-Neïkal nous a répétées semblent indiquer qu'ils ont l'intention de s'éveiller périodiquement de leur sommeil glacé, afin de résoudre certaines énigmes historiques. Il est en effet question de « découvrir ce que des générations de savants ont cherché en vain ».

— C'est vague, commenta Malmoth du fond de son ivresse. Vague et imprécis et flou...

Baker affecta de ne tenir aucun compte de cette interruption intempestive.

— Je n'ai guère eu de temps pour essayer de déterminer plus précisément à quelles énigmes nos amis ont bien pu faire allusion, mais un certain nombre d'entre elles se sont imposées à mon esprit sans qu'il me soit nécessaire d'effectuer un quelconque effort de réflexion. Les continents perdus — tels que Mu ou l'Atlantide — me paraissent séduisants, mais pas autant que le mystère entourant la construction des pyramides, la destruction de Sodome et Gomorrhe, l'origine des Sumériens, la véritable nature des dieux grecs, la fin de la civilisation de l'Indus, les événements authentiques à l'origine de la légende du Déluge et de l'Arche de Noé, ou encore l'identité du Masque de Fer, quoique cette dernière interrogation paraisse bien terne en comparaison des précédentes...

— Les Su... Sumériens..., balbutia mentalement Malmoth. Y avait un truc... Ça me dit... quelque chose...

A nouveau, le businessman ignora les commentaires du Clan alcoolique.

— Vous l'aurez compris, Rûf, un travail de longue haleine nous attend. Nous allons devoir soigneusement explorer le passé de la Terre, passer en revue les énigmes historiques que j'ai citées — et bien d'autres encore — en espérant que nous finirons par tomber sur l'une de celles choisies par nos amis. Cela peut nous prendre des mois, voire des années, mais je sais que nous finirons par les retrouver.

— Comment comptes-tu procéder ? s'enquit Crayola. En remontant le temps ou en sautant au hasard d'une époque à l'autre ?

— Eh bien, je crois qu'il va falloir sélectionner une douzaine de ces mystères — les plus connus, a priori — et tenter de les élucider. Pour commencer, j'avoue que découvrir comment les Egyptiens ont pu ériger des constructions aussi monumentales que les pyramides me paraît une idée tout à fait séduisante, d'autant plus que Ronny, qui est féru d'archéologie, a toujours été fasciné par cette question... Ensuite, eh bien, les temps bibliques ou les Sumériens...

— Ça y est ! rugit mentalement Malmoth, en une sorte de hoquet psychique qui suscita une nausée dans l'esprit de Rûf. Les Sumériens... C'est d'eux que... (Nouvelle éructation aux relents alcoolisés.)... Krasbaueur en causait...

— Krasbaueur ? répéta Kaxang. Mais qu'est-ce qu'il raconte ? (Une subite lueur apparut dans ses yeux.) A moins que..., commença-t-il en tournant la tête vers le chronodéphaseur.

Cette fois, Baker ne négligea pas l'intervention du Claïï. En deux pas, il fut auprès du générateur temporel, qu'il inspecta avec attention. Puis, soudain, il se baissa et ramassa une feuille de plastipapier sur laquelle un texte assez long était imprimé en petits caractères. Il le parcourut rapidement, tandis que ses yeux s'arrondissaient sous l'effet de la surprise.

— Tout se recoupe, souffla-t-il d'une voix atone. C'est incroyable !

CHAPITRE VIII

La petite cité, qui portait le nom d'Eridu, se dressait sur le rivage du Golfe Persique, à quelques kilomètres à peine d'une autre bourgade plus importante, qui était appelée à devenir quelques siècles plus tard l'une des villes les plus puissantes du pays de Sumer : la cité royale d'Ur, dont le cimetière offrirait aux archéologues des temps futurs l'une des plus fascinantes énigmes de tous les temps.

— Voilà, nous y sommes, dit Ronny Blade. Les origines de la civilisation, la naissance de l'écriture — c'est ici que tout est en train de se jouer.

Il se tenait au sommet d'une dune, les poings sur les hanches, vêtu d'un simple pagne en peau d'antilope. A ses côtés, Andy Sherwood, habillé de manière identique, contemplait lui aussi les maisons basses et les petites silhouettes qui s'agitaient aux abords de celles-ci. Plus loin, Deyyan et Maya, assis sur le sol, jouaient avec Shimbooh, lui lançant un bâton après lequel il courait pour le leur rapporter, exprimant sa joie à l'aide d'aboiements et de jappements étrangement canins.

Zlanilla surgit soudain du Quart de Tour, juchée sur l'échiné de Lilienal. Blade ne put s'empêcher de la trouver ravissante dans sa robe de peau, cadeau d'une vieille femme du village arboricole, et il se fit à nouveau la réflexion qu'il avait bien de la chance d'avoir retrouvé celle qu'il croyait à jamais disparue.

— Eh bien ? demanda la Zphemg en sautant à terre. Qu'est-ce que ça donne ?

— Rien du tout, répondit Andy d'un ton grognon. Ces gens paraissent pacifiques, mais rien ne nous permet de deviner quelle sera leur réaction en voyant débarquer des étrangers — surtout des étrangers aussi « étranges » que nous autres.

— Ne sois donc pas si négatif, intervint Ronny. Je crois pour ma part que nous serons bien accueillis. Les tablettes cunéiformes, qui constituent pour notre civilisation la seule source d'information au sujet des Sumériens, ont notamment permis d'établir que ceux-ci entretenaient des relations commerciales avec leurs voisins dès l'aube de leur histoire — qui est aussi l'aube de l'histoire de l'humanité, puisque celle-ci commence avec l'invention de l'écriture. De plus, l'étude attentive des poteries et autres objets manufacturés retrouvés dans les tells mésopotamiens montre à l'évidence que les échanges entre les différentes peuplades locales ont commencé bien avant, dès le IVe, voire le Ve millénaire avant notre ère. Ces gens ont l'habitude de fréquenter des étrangers ; même s'ils nous trouvent plus bizarres que la moyenne, ils nous traiteront comme n'importe quels marchands venus d'un lointain pays.

— J'aimerais partager ton optimisme, soupira Sherwood. Mais vois-tu, j'ai lu moi aussi quelques bouquins sur les Sumériens — et le tableau idyllique que tu viens de nous peindre ne me paraît pas tout à fait correspondre à la réalité. Il ne faudrait pas oublier que le commerce engendre la richesse, qui suscite elle-même l'envie, laquelle est à l'origine de la guerre ! Les cités sumériennes se sont souvent affrontées dans des conflits meurtriers... Qui te dit qu'on ne va pas nous prendre pour des espions ?

Blade haussa les épaules.

— Dans ce cas, nous n'aurons qu'à trouver un autre refuge. Si nous avons choisi de rallier Sumer, après une fort longue discussion sur laquelle je ne reviendrai pas, c'est avant tout par curiosité. Mais si ce pays ne se montre pas aussi accueillant que je l'espère, nous aurons toujours la ressource de fuir vers un autre centre de civilisation protohistorique — comme l'Egypte ou la Chine. (Il marqua une brève pause, les sourcils froncés.) Cela dit, ce pays constitue un point de chute idéal pour ce que nous avons à faire, et je n'aimerais pas le quitter sans avoir procédé auparavant au lancement de notre « bouteille à la mer ».

Andy lui adressa un regard sceptique.

— Parce que tu crois vraiment qu'une expédition viendra un jour à notre secours ? Ne te fais pas d'illusion, mon vieux Ronny : il n'y aura jamais de Chronolyse III, car la première chose qu'aura fait Franzappak en regagnant le XXIVe siècle aura été de neutraliser Will et Red ! Nous sommes à jamais coincés en 3000 et des broquilles avant notre ère, autant nous y résigner !

— Quand bien même cela serait, répondit son ami et associé, je préfère finir mes jours dans une société un tant soit peu évoluée, comme celle des Sumériens plutôt qu'au sein d'une tribu primitive comme celle que nous venons de quitter. De plus... (Il laissa un instant traîner sa voix, comme s'il cherchait ses mots.) Dois-je te rappeler que tu es désormais responsable de Shimbooh, et que celui-ci sera sans nul doute plus en sécurité dans les murs d'Eridu qu'en plein cœur de la jungle du sous-continent indien ?

— Sans vouloir vous contrarier, monsieur Blade, je crains qu'il ne se soit en sécurité nulle part, observa Lilienal de sa voix qui grondait comme le tonnerre. Les créatures blafardes qui ont tenté de le détruire ne vont pas abandonner la partie si facilement ; cela fait trop longtemps qu'elles le traquent, si j'en crois les légendes rapportées par Yolan. Tôt ou tard, ces êtres qui tombent en poussière dès qu'on les touche découvriront la cachette de celui que vous pensez être le Veilleur de la Terre — et je suis prêt à parier qu'ils n'hésiteront pas une seule seconde à débarquer à Sumer, leurs électrocuteurs à la main, pour lui régler son compte une bonne fois pour toutes !

— Tu as sans doute raison, opina Zlanilla. Néanmoins, la théorie de Ronny, selon laquelle les grandes concentrations de population leur rendent la tâche plus difficile, me paraît tout à fait recevable.

En effet, comment ces... spectres procèdent-ils pour découvrir à se trouve Shimbooh ? Il est vraisemblable qu'ils emploient un détecteur réglé sur ses ondes biologiques — à moins qu'ils ne disposent de pouvoirs parapsychiques... Dans les deux cas, les émissions qu'ils ont besoin de capter peuvent être brouillées par la présence autour du Veilleur d'un nombre important d'êtres humains. Ce que je veux dire, c'est que ces créatures presque dépourvues de substance finiront sans doute par retrouver la trace de Shimbooh, mais que cela leur demandera nettement plus longtemps que si celui-ci se promenait tout seul en plein désert.

« Quoi qu'il en soit, l'heure n'est plus aux palabres, car je crois qu'on nous a repérés.

Effectivement, une demi-douzaine de silhouettes s'étaient immobilisées à la périphérie de la ville, et elles observaient le petit groupe debout sur la dune. Machinalement, Blade leur adressa un salut de la main ; elles lui répondirent aussitôt, avec ce qu'il identifia comme un certain enthousiasme.

— Allons-y, décida-t-il. Il ne faut pas faire attendre nos futurs hôtes.

Deyyan avait l'impression de vivre un rêve. Comme Ronny Blade s'y attendait, le premier contact avec les habitants de ce pays inconnu avait été amical et chaleureux, en dépit de la curieuse apparence de ces Sumériens. De petite taille, le crâne et les joues rasées, ces derniers portaient de longues jupes de laine grise et parlaient une langue étrange, dont les sonorités heurtaient l'oreille du jeune chasseur. Certains d'entre eux arboraient également d'amusants bonnets pointus et bon nombre avaient noirci leurs sourcils en arc de cercle, sans doute par souci de coquetterie.

Mais surtout, c'était la ville qui fascinait Deyyan et sa jeune épouse, avec ses maisons de terre séchée, ses ruelles étroites et, surtout, le grand temple dédié à Enki, souverain des eaux, qui paraissait être le dieu tutélaire d'Eridu. Ils passèrent plusieurs heures à explorer de fond en comble la bourgade, écarquillant des yeux admiratifs en découvrant, incrédules, l'incroyable variété des denrées qui s'étalaient devant les minuscules échoppes des commerçants. Ils goûtèrent en une après-midi dix fois plus de fruits et de légumes différents qu'ils n'avaient eu l'occasion d'en manger depuis leur naissance, et découvrirent l'existence de surprenantes préparations culinaires — laits suris, fromages à pâte fraîche, poissons conservés dans la saumure, pains, galettes, fruits séchés et confitures... Ni Deyyan, ni Maya n'auraient imaginé qu'il existât tant de manières d'accommoder les aliments.

Les Sumériens — pour reprendre le nom que leur donnait Blade — témoignaient d'une grande gentillesse, ainsi que d'une patience considérable, à l'égard des deux jeunes gens. Loin de se comporter comme des individus supérieurs — ce qu'ils étaient pourtant aux yeux de Deyyan, en raison de la richesse et de la complexité de leur culture —, ces petits hommes au crâne rond accomplissaient l'effort de s'abaisser au niveau de leurs visiteurs, comme s'ils estimaient que ces derniers étaient tout aussi dignes d'attentions que les hauts dignitaires des puissantes nations qui jouxtaient le pays de Sumer.

Cependant, Maya assura à plusieurs reprises qu'elle sentait chez leurs hôtes comme une « vibration sombre ». De la part de quelqu'un qui possédait la Parole, il s'agissait d'une affirmation lourde de sens, sur laquelle Deyyan ne pouvait que s'interroger. Il demanda à son épouse de préciser ce qu'elle entendait par ces mots, mais elle en fut incapable : la sensation qu'elle éprouvait — et qui était sans doute relayée par Shimbooh, puisque le dieu était connu pour ses pouvoirs mentaux — était trop floue, trop diffuse pour qu'elle réussît à la qualifier à l'aide de mots humains.

— Tu penses que les Sumériens pourraient représenter un danger quelconque ? demanda finalement Deyyan.

— Je ne crois pas. En fait, j'ai plutôt l'impression qu'ils perçoivent un péril extérieur, dont je ne saurais dire si c'est eux ou nous qu'il menace. Ils le perçoivent, mais ils n'en sont pas conscients ; alors, quelque chose en eux le retranscrit, le projette — et c'est ce que je ressens au plus profond de mon être.

— Dans ce cas, il faut en parler à nos amis. En tant que protecteur de Shimbooh, Andy Sherwood doit être mis au courant de tout ce qui serait susceptible de menacer notre dieu... (Il s'interrompit, frappé d'une illumination subite.) Et si le danger venait d'Enki ? Après tout, celui-ci est la divinité la plus importante aux yeux de nos hôtes. Peut-être ne voit-il pas d'un bon œil l'arrivée de Shimbooh sur son territoire.

— Voyons. Deyyan, fit Maya d'un air condescendant. Tu sais très bien qu'Enki n'existe pas !

— C'est ce qu'a dit Zlanilla, mais quelle preuve nous en a-t-elle apportée ? Je ne peux pas me contenter d'une simple affirmation — même de la part de quelqu'un pour qui j'ai autant de respect. Les Sumériens n'adoreraient pas Enki et, surtout, ils ne lui feraient pas d'offrandes — s'il ne se manifestait pas de temps à autre pour les en remercier...

Maya leva les yeux au ciel.

— Mon pauvre Deyyan, dit-elle, tu as encore du chemin à faire avant de comprendre la mentalité de nos hôtes ! (Elle se tut un instant, puis reprit, employant la Parole, mais à un degré si faible que le jeune chasseur aurait pu lui résister s'il en avait ressenti le désir :) Les gens d'Eridu — et, plus généralement, les Sumériens — n'ont pas eu la chance, comme nous, de recevoir un dieu tutélaire en cadeau. Or, comme l'a si bien formulé Ronny Blade, il existe dans l'être humain une dimension spirituelle qu'il éprouve bien naturellement le besoin d'exprimer... En résumé, celui à qui nulle divinité ne se manifeste va s'en créer une ou plusieurs sur mesure, afin de combler le manque qu'il ressent. Ensuite, il est toujours possible aux prêtres de construire leurs interprétations à partir des événements qui se produisent autour d'eux. Par exemple, si la récolte est mauvaise, cela signifie à leurs yeux que le dieu des moissons n'a pas reçu suffisamment d'offrandes — et ainsi de suite...

— Tu veux dire que les Sumériens vivent dans le mensonge, qu'ils se mentent à eux-mêmes ?

— En quelque sorte, mais ce que tu qualifies de mensonges n'en sont pas vraiment un, puisque la foi vient les soutenir. Si tu possédais la Parole, comme moi, tu pourrais faire la différence entre le symbole et la réalité. Mais tu n'es qu'un homme, et il est bien connu que, seules, les femmes peuvent recevoir ce don de Shimbooh...

 

 

Shamagashar, roi d'Eridu, avait décidé d'offrir un somptueux banquet à ses visiteurs étrangers. Afin de leur rendre les honneurs qu'ils méritaient — car il s'agissait à l'évidence de puissants seigneurs, en dépit de leurs dénégations —, il convoqua son meilleur cuisinier et lui demanda de préparer son plat préféré. Puis il descendit lui-même dans la cave de son palais, où il sélectionna une grande quantité de son meilleur vin, ainsi qu'assez de bière pour abreuver pendant plusieurs jours la population de la cité sur laquelle il régnait.

Une fois de retour dans la pièce principale du palais, il s'assit sur un banc de pierre et se plongea dans ses pensées. La venue des voyageurs et des étranges « animaux » qui les accompagnaient — dont l'un, d'ailleurs, n'était assurément pas un animal, mais bel et bien un dieu ! — ne devait pas le distraire de ses préoccupations du moment, dont l'importance ne pouvait être niée. Roi juste et bon, fort apprécié de ses sujets, Shamagashar avait beaucoup fait pour la prospérité d'Eridu. Sa ville, que l'on disait la plus ancienne de la Mésopotamie, avait autrefois connu une ère où sa puissance était considérable — du moins, en comparaison des autres cités, que celles-ci fussent ou non sumériennes. Mais cette époque était révolue et l'avenir appartenait incontestablement à d'autres métropoles, parmi lesquelles Uruk, qui se dressait à l'intérieur des terres, faisait figure de future maîtresse du Pays des Deux Fleuves. Il fallait aussi compter avec Ur, proche voisine d'Eridu, dont le roi actuel, qui répondait au nom de Meskalamdug, avait à plusieurs reprises menacé de soumettre la petite agglomération. Chaque fois, Shamagashar avait su l'apaiser par des offrandes et des cadeaux, mais il avait conscience qu'il n'obtenait ainsi qu'un bref répit et que l'inéluctable finirait tôt ou tard par se produire.

Néanmoins, ces soucis, auxquels il avait fini par s'habituer, n'étaient rien en comparaison de l'ombre glaciale qui se rapprochait peu à peu, ce nuage obscur dont les prêtres ne cessaient de parler depuis quelques semaines, sans toutefois pouvoir en préciser la nature. Certains pensaient qu'il s'agissait d'une manifestation du courroux des dieux. Mais pourquoi ces derniers auraient-il été en colère contre le peuple d'Eridu, qui avait toujours pris soin de leur rendre hommage dans le respect des règles et de la tradition ?

D'autres assuraient que cette « nuit vivante » — pour reprendre les termes du Premier Astrologue — possédait une toute autre origine, et qu'elle était, en fait, une nouvelle manifestation de l'Indicible Horreur que fuyaient les Sumériens lorsqu'ils étaient arrivés en Mésopotamie, des milliers de lunes plus tôt.

La vieille légende remonta des profondeurs de la mémoire de Shamagashar et il la fit défiler point par point dans son esprit, mû par l'espoir qu'il y trouverait un détail passé jusque-là inaperçu, un indice qui lui permettrait de... De quoi faire, au juste ? De vaincre ce qui ne tarderait plus à s'abattre sur Eridu — et, peut-être, sur le pays tout entier ? Il ne fallait pas y compter. Ses ancêtres, qui étaient pourtant de valeureux guerriers, cent fois, mille fois plus courageux que lui-même ou que tout autre roi sumérien, n'avaient-ils pas couru comme des dératés lorsqu'ils s'étaient subitement retrouvés confrontés à l'Impensable, à ces créatures sans nom qui jaillissaient de la nuit ?

Ces créatures qui, jadis, avaient tué un dieu...

Zlanilla, dont le palais avait été éduqué grâce à la délicate et raffinée cuisine des Zphemgs, ne put s'empêcher de tordre ses lèvres en un rictus dégoûté lorsque l'odeur du plat que l'on venait de poser devant elle parvint à ses narines. Levant les yeux vers Ronny, qui était assis en face d'elle, elle constata qu'il ne paraissait pas non plus apprécier le fumet qui s'élevait de la grosse marmite pleine d'un brouet peu appétissant. Quant à Andy, il roulait de gros yeux incrédules et fronçait le nez en une comique expression où se mêlait la surprise et l'écœurement.

— Eh bien, dit-il, voilà un plat qui m'a l'air sacrément relevé ! commenta-t-il bravement.

Et, sans se démonter, il tendit son assiette à la femme affublée d'un bonnet pointu qui faisait le service. Pour ne pas être en reste, Zlanilla l'imita aussitôt, l'estomac soulevé par avance à l'idée de la quantité de nourriture qu'elle allait devoir absorber pour ne pas vexer leurs hôtes.

Néanmoins, son opinion changea un peu à la première bouchée. Certes, ce n'était pas bon — et même loin de là ! —, mais l'on sentait que le cuisinier avait accompli un effort pour rendre consommable cet ahurissant mélange d'ingrédients que Shamagashar appelait un « bouilli de cerf ». D'innombrables légumes et épices, cuits dans une sauce malheureusement bien trop grasse, se mariaient pour susciter une saveur qu'avec un minimum d'entraînement, Zlanilla aurait sans doute pu trouver sinon agréable, du moins supportable.

— Galaxie noire ! grommela l'aventurier au poil gris. On croirait que ces gens-là ont appris à faire la cuisine chez les Montédiorains !

La Zphemg esquissa un sourire, car la gastronomie de ces humanoïdes ailés — dont le Royaume appartenait à la Confédération des Quatorze Races — était réputée pour son odeur absolument effroyable, ainsi que pour sa haute teneur en piment.

— Tu exagères ! Andy, intervint Ronny.

— C'est vrai, reconnut Sherwood. La bouffe sumérienne est encore pire !

Shamagashar se pencha vers Blade et désigna sa tempe de l'index, non pour signifier qu'il croyait que l'aventurier était fou, mais bel et bien parce qu'il désirait qu'on lui donne une pastille traductrice, afin qu'il pût participer à la conversation — sans nul doute passionnante — de ses invités. Le businessman accéda à son désir avec un large sourire. Il avait de la sympathie pour le roi d'Eridu, dont la bonté et l'intelligence ne faisaient aucun doute.

— De quoi parliez-vous ? s'enquit le souverain en fixant Andy de ses yeux sombres.

— Eh bien... Je disais que votre cuisine est succulente — même si je la trouve un tantinet relevée à mon goût, répondit l'aventurier, le plus hypocritement du monde.

Shamagashar lui adressa un sourire que Blade ne put s'empêcher de trouver ironique.

— Vous n'êtes pas le premier à faire cette remarque, dit-il. Les marchands de Dilmun, qui nous rendent visite périodiquement, estiment eux aussi que nos plats emportent la bouche. C'est d'ailleurs assez surprenant de leur part, quand on connaît leur goût pour les épices... Mais il est vrai qu'ils n'utilisent ni l'ail, ni le poireau, et que l'oignon n'est guère prisé par leurs cuisiniers.

— Vous voulez dire qu'il entre trois plantes de la famille de l'ail dans la composition de ce « bouilli de cerf » ? s'étonna Blade.

— Cinq, rectifia le souverain. Il y a aussi du shuhutinnu et du samidu.

Le businessman supposa que ces deux végétaux étaient inconnus à son époque, car le transducteur linguistique n'en avait pas traduit les noms en Omnia Lingua. Quoi qu'il en fût, il comprenait à présent d'où provenait la saveur — à tout le moins — puissante du plat en question. Cinq alliacées ! La gastronomie locale ne reculait devant rien pour stimuler les papilles gustatives.

La discussion tourna un moment autour des spécificités de la cuisine sumérienne. Le sujet commençait à être épuisé, lorsque Shamagashar en changea subitement :

— Combien de temps comptez-vous demeurer parmi nous ?

— Nous n'en avons pas la moindre idée, avoua Blade. Il est en effet fort possible que nous décidions de nous installer à Eridu pour y finir nos jours...

Le souverain lui lança un regard étonné, tandis que ses sourcils maquillés prenaient la forme d'un accent circonflexe.

— N'avez-vous donc pas de foyer ? interrogea-t-il.

— Le pays d'où nous venons est si loin d'ici qu'il y a peu de chances que nous puissions y retourner un jour, expliqua le businessman. Quand notre navire a fait naufrage au large de vos côtes, nous étions à la recherche d'un endroit pour nous établir ; il me semble que nous l'avons trouvé — si vous voulez bien de nous, naturellement...

Shamagashar médita un instant ces paroles, fixant silencieusement les reliefs de son repas.

— Ce doit être un curieux pays que le vôtre, si j'en juge par les créatures qui y vivent, observat-il, faisant allusion à Lilienal et à Shimbooh, que les voyageurs avaient présentés comme leurs animaux de compagnie — ce qui avait d'ailleurs mis le Gnekshare de fort mauvaise humeur. Où se trouve-t-il ?

— Au-delà des mers, répondit prudemment Ronny. A des jours et des jours de navigation en direction du levant.

— Et pourquoi l'avez-vous quitté ?

— Par goût de l'aventure. Nous voulions voir d'autres horizons. (Gagné par la vague impression que le roi d'Eridu avait du mal à accepter cette raison, Blade ajouta précipitamment :) De plus, nous ne pouvions rester là-bas.

Shamagashar hocha la tête d'un air pensif.

— Je vous comprends, dit-il. Je vous comprends même au-delà des mots. (Il désigna Shimbooh, qui dormait roulé en boule sur un coussin dans un coin de la vaste pièce où avait lieu le banquet.) C'est à cause de lui, n'est-ce pas ?

Plus tard, lorsque la plupart des convives furent partis se coucher, Shamagashar invita ses hôtes à boire un dernier bol de bière sur la terrasse principale de son palais. Deyyan et Maya, qui se sentaient fatigués, sollicitèrent du souverain l'autorisation de se retirer dans leur chambre en compagnie de Shimbooh. Quant à Andy, il s'était trouvé un compagnon de beuverie en la personne d'un riche commerçant nommé Abarage, et tous deux avaient quitté les lieux un peu plus tôt, prétextant qu'ils devaient « parler affaires » — ce qui, dans le langage imagé du barbu, signifiait qu'il espérait bien voir le vin couler à flots dans son gosier durant toute la nuit, bien entendu aux frais de son nouvel ami.

— Tout à l'heure, commença le souverain, vous avez dû vous demander comment j'avais pu deviner que celui que vous appelez Shimbooh était à l'origine des ennuis qui vous ont poussés à quitter votre lointain pays. La réponse est simple : c'est à cause d'une entité identique que mon peuple a été obligé de fuir les terres qu'il occupait autrefois pour venir s'installer ici, à l'embouchure du fleuve-dieu. Bien peu d'entre nous le savent, et je crois que le souvenir de cet Age d'Or et des péripéties qui l'ont suivi finira par disparaître des mémoires, mais en tant que roi d'Eridu, j'ai été initié à des secrets qu'il n'est point bon de révéler au commun des mortels.

— Pouvez-vous nous en dire plus sur les circonstances qui ont entouré ou provoqué l'exode des Sumériens ? interrogea Blade, qui ressentait une incroyable excitation à l'idée d'apprendre ce que des générations de scientifiques chercheraient un jour à découvrir.

— Selon la tradition qui m'a été transmise, nous vivions fort loin d'ici, dans une contrée riante et fertile. bénie par les dieux et les déesses. Cette même tradition orale dit que nos ancêtres étaient les fils de géants venus du ciel qui se seraient unis à des femmes humaines, et que les géants en question avaient confié au peuple ainsi créé la garde de Shambookha-le-Subtil, dont la description correspond trait pour trait à celle de Shimbooh...

— Même les noms se ressemblent, observa Zlanilla.

Samagashar acquiesça, un pâle sourire sur les lèvres, avant de poursuivre son récit :

— Pendant des lustres, nos ancêtres vécurent heureux, grâce à l'influence bénéfique de Shambookha, dont la nature divine influençait positivement ce qui l'entourait. Mes yeux s'emplissent de larmes à l'idée de cette ère de paix et d'abondance, durant laquelle la famine et la maladie ont épargné mon peuple. Puis, un jour, le malheur s'est abattu sur lui — et plus rien n'a jamais été pareil...

« Une nuit, à l'approche du solstice d'été, des créatures qui n'avaient que la peau sur les os, et dont les yeux brûlaient comme des braises, ont fait leur apparition. Démons surgissant de la nuit, ils ont frappé, lançant des éclairs de lumière violette qui carbonisaient tout ce qu'ils touchaient ! Les villes et les villages se sont embrasés sous leurs coups, tandis que des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants périssaient en hurlant. Shambookha lui-même n'a pas été épargné par ces êtres ignobles, malgré le courage de ceux qui lui ont fait un rem part de leur corps, s'offrant aux flammes pour tenter de le protéger.

« C'est ainsi qu'est mort notre dieu — et, avec lui, la joie de vivre et l'optimisme du peuple de Sumer. Craignant le retour des démons aux joues hâves, nos ancêtres ont décidé de partir en direction du couchant. Ce fut un fort long exode, qui vit mourir beaucoup de braves et de moins braves... (Le souverain posa un regard sinistre sur ses interlocuteurs.) Pardonnez-moi, mais je n'ai pas la force de continuer. D'ailleurs, je vous ai tout dit — ou presque...

— Presque ? insista Blade.

Shamagashar ramassa son bol de bière d'une main tremblante et le porta à ses lèvres. Lorsqu'il reposa le récipient, celui-ci était vide. Le roi d'Eridu émit alors un rot discret, qu'il chercha à dissimuler en posant la main sur sa bouche — un geste fort civilisé pour un individu d'une époque aussi reculée, estima Ronny — et reprit, d'une voix faible et hésitante :

— Les tragiques événements que je viens de vous conter remontent, je vous l'ai dit, à des milliers, voire des dizaines de milliers de lunes... Les démons n'étant pas revenus, ceux d'entre nous qui connaissent la véritable histoire de notre peuple — c'est-à-dire les prêtres et les rois — avaient fini par croire qu'ils ne reviendraient jamais. Peut-être la mort de Shambookha était-elle leur seul objectif... Dans ce cas... Eh bien, il était logique de penser que Sumer était débarrassé de la menace qu'ils représentaient. .. Logique — mais faux !

« En effet, continuat-il sur un ton plein de dureté, depuis quelques semaines, certains ressentent l'approche d'une ombre indéfinissable, d'une "nuit vivante" annonciatrice de mort et d'horreur. Le clergé d'Enki, le Premier Astrologue et ma propre épouse me l'ont confirmé : une menace grandit dans l'ombre — et, depuis que j'ai vu celui que vous nommez Shimbooh, je crois connaître le visage que prendra ce péril.

Blade et Zlanilla échangèrent un regard consterné.

— Voulez-vous que nous partions ? proposa le businessman. Il est peut-être encore temps d'attirer les démons ailleurs, afin de préserver votre peuple...

— A quoi bon ? répliqua le souverain d'un ton las. D'ailleurs, il est sûrement déjà trop tard. (Il se dressa soudain et, à la difficulté qu'il eut à conserver son équilibre, Ronny devina qu'il était fin saoul, ce qui pouvait se comprendre, eu égard aux circonstances.) Que notre destin s'accomplisse !

A l'instant précis où le roi d'Eridu poussait ce véritable rugissement, un éclair violacé déchira la nuit non loin de là. Il aurait pu s'agir de l'annonce d'un orage, mais la nuit était claire et les étoiles scintillaient au firmament.

Lorsqu'il tourna la tête dans la direction du bref flash de lumière, Blade distingua une silhouette blafarde, d'une maigreur effroyable. Debout sur une terrasse voisine, la créature braquait son fusil électrocuteur droit sur Shamagashar, qui se découpait nettement dans la lumière des torches fixées au mur du palais.

Sans la moindre hésitation, le businessman plongea dans les jambes du souverain, plaquant celui-ci à terre une fraction de seconde avant qu'un nouvel arc électrique ne zèbre l'obscurité pour venir frapper le mur à l'endroit précis où se serait trouvé la tête de Shamagashar si Blade n'avait pas eu la présence d'esprit d'intervenir.

 

 

Andy Sherwood et Abarage étaient aussi ivres l'un que l'autre. Assis par terre dans le magasin que possédait le second dans le centre d'Eridu, ils n'en continuaient pas moins à boire, entraînés dans une de ces discussions comme seuls les ivrognes peuvent en avoir.

— Il est pas mauvais, ton pinard, mais c'est pas l'meilleur que j'ai bu..., marmonnait l'aventurier.

— Pas mauvais, mon vin ? s'écria le commerçant. Toi qu'es si fort pour critiquer, va donc trouver mieux ! En ville, en tout cas, ça n'existe pas ! Pourquoi crois-tu qu'le roi se sert chez moi et m'invite à sa table ?

— Ouais, je dis pas... Mais n'empêche qu'chez moi, c'est autre chose... Il faudrait... J'sais pas, moi ! Trouver un truc pour enlever le tanin, par exemple ! Et puis, franchement, il est trop acide ; demain, sûr j'suis bon pour des brûlures d'estomac ! (Andy considéra son gobelet, qui lui parut désespérément vide.) Remarque, vu qu'y a rien d'autre à boire... T'as qu'à m'en resservir un.

— Finalement, t'as pas l'air d'le trouver si mauvais qu'ça, observa Abarage en se relevant à grand-peine.

— J'ai jamais dit qu'il était mauvais — juste pas terrible. Mais faut pas t'vexer pour ça.

— Oh, j'me vexe pas. J'ai trop bu pour être susceptible. .. Enfin, je crois...

Titubant, le commerçant commença à fouiller parmi le fatras qui encombrait le fond de la boutique. Soudain, il trébucha et s'affala par terre. En voulant se redresser pour se porter au secours de son hôte, Sherwood perdit l'équilibre et roula lui aussi à terre. Voyant cela, Abarage éclata de rire, et l'aventurier ne tarda pas à l'imiter.

Lorsque leur crise d'hilarité éthylique fut passée, le Sumérien s'ouvrit à son invité d'un problème qui paraissait le tracasser :

— Si j'pouvais tout r'commencer à zéro, balbutia-t-il, j'te jure qu'je choisirais un autre métier. Comment veux-tu qu'je m'y retrouve ? Bon, au début, ça allait, y avait pas trop d'choses à se rappeler. Mais maintenant, j'ai tellement de marchandises qu'je m'y perds. Ma femme me dit que si j'buvais moins, j'aurais une meilleure mémoire... Elle se rend pas compte ! Trois hommes n'y suffiraient pas pour se souvenir de tout !

— Pourquoi tu l'écris pas ? s'étonna Andy.

— Je vois pas ce que tu veux dire.

— Galaxie noire ! C'est pourtant simple. Passe-moi donc une feuille de papier...

— Une quoi ?

— Ah ouais, c'est vrai, maugréa le barbu, ça n'a pas encore été inventé... Va falloir trouver autre chose... (Il laissa son regard vitreux errer sur le contenu de la boutique.) Hé, ça serait pas de l'argile, là ?

— Si. J'en ai un stock dont j'arrive pas à me débarrasser.

Andy rampa sur les coudes et les genoux jusqu'à la jarre qui contenait l'argile en question et il en prit une poignée, qu'il étala sur le sol de manière à former un rectangle de dix centimètres sur vingt, dont l'épaisseur ne dépassait pas sept ou huit millimètres. Ensuite, il ramassa un morceau de roseau, dont il tailla grossièrement l'une des extrémités en pointe à l'aide de son couteau de pierre — un cadeau de Zolyan.

— Voilà, tu fais comme ça. Par exemple, imagine qu't'aies des moutons. Tu dessines une tête de mouton et, à côté, tu mets autant de bâtonnets que t'as d'animaux. Ça s'appelle un aide-mémoire. Chaque fois que tu vends un mouton, t'effaces un bâtonnet... Damned ! Le truc que j'ai fait ressemble plus à un clou qu'à un bâtonnet ! C'est à cause de la forme d'ce maudit roseau ! Mais bon, t'as compris le principe ? Avec un peu d'habitude, tu pourras même noter des trucs plus compliqués, laisser des messages à tes employés — j'sais pas moi, c'est à toi de te dépatouiller!...

« Maintenant, tu l'sors, ce pinard ? J'l'ai bien gagné, non ?

Abarage produisit un pichet plein à ras bord qu'Andy porta à ses lèvres pour y boire goulûment, totalement inconscient du fait qu'il venait en un instant de poser les bases de l'écriture cunéiforme. Il faudrait ensuite des siècles d'évolution pour passer des pictogrammes dans le genre de celui qu'il venait de tracer malhabilement à un code scriptural permettant d'exprimer les sons eux-mêmes, et non plus les objets figurés, mais l'aventurier barbu venait, sans le savoir, d'apporter à son ami sumérien ce qui était peut-être l'invention la plus importante de toute l'histoire de l'Humanité.

Néanmoins, même s'il avait réalisé ce qu'il venait de faire il n'aurait guère eu le temps de s'en féliciter — ou de s'en mordre les doigts —, car à peine avait-il absorbé deux gorgées de vin qu'un arc électrique d'un violet aveuglant illumina la ruelle sur laquelle donnait la boutique, lui faisant lâcher le pichet qui se brisa sur le sol, répandant son précieux contenu !

— Les fichus squelettes ! rugit Andy. Y vont m'le payer!...

Et, plantant là un Abarage interdit, il se rua à l'extérieur avec la ferme intention d'en découdre.

CHAPITRE IX

Deyyan s'assit vivement sur sa couche, tous les sens en alerte. L'esprit encore confus, il se demanda ce qui avait bien pu le tirer de l'état voisin du sommeil dans lequel il flottait un instant plus tôt à peine. N'y avait-il pas eu comme un éclair à l'extérieur ? Un éclair dont la couleur lui rappelait quelque chose qu'il était encore incapable de préciser ?

Une brève lueur violacée éclaira brièvement la chambre dans laquelle il se trouvait, et le jeune chasseur comprit que les démons aux yeux rouges étaient de retour. Il tendit le bras pour réveiller Maya, qui dormait à ses côtés, mais celle-ci s'était déjà redressée, le corps tendu, les muscles bandés, les traits tirés par l'anxiété.

Sans un mot, les deux époux se comprirent. Ils se levèrent, passèrent leurs vêtements, ramassèrent leurs maigres affaires et s'apprêtèrent à quitter les lieux. Tandis que la jeune femme allait secouer Shimbooh, qui ne s'était apparemment pas rendu compte du péril qui le menaçait, Deyyan alla se pencher à la fenêtre. Tout d'abord, il ne vit rien d'autre que la nuit criblée d'étoiles — puis deux nouveaux éclairs fulgurèrent presque simultanément, à une centaine de mètres de là, lui permettant de distinguer les silhouettes blafardes qui sautaient de toit en toit. Il n'eut pas le temps de les compter, mais il lui sembla qu'il y en avait des dizaines, et la peur monta en lui comme une vague oppressante.

— Fuyons, décida-t-il. Inutile de mettre en danger nos hôtes. C'est Shimbooh que veulent ces créatures ; nous allons essayer de le mettre hors de leur portée.

— A quoi bon, puisque ces êtres démoniaques semblent capables de le retrouver où qu'il aille ? fit Maya d'une voix lasse. Nous aurons beau courir jusqu'au bout du monde, ils finiront toujours par...

— Ne dis pas cela ! Shimbooh n'a-t-il pas vécu en sécurité au sein de notre tribu durant des lunes et des lunes ? Nous trouverons un asile, j'en ai la certitude.

Maya acquiesça, mais il était visible qu'elle ne partageait pas l'optimisme — forcé, il est vrai — de son époux. A ses pieds, Shimbooh se recroquevillait sur lui-même en poussant de petits cris d'effroi ; l'œil bleu, au bout de sa queue, émettait une vive lueur céruléenne. Deyyan ne se souvenait pas de l'avoir vu aussi terrifié. Il se baissa et prit dans ses bras le dieu vivant, lui flattant l'échiné d'une main dont il essayait de réprimer les tremblements.

— Allons-y, dit-il. Sortir de la ville sera sûrement difficile, mais nous y parviendrons. Ensuite, nous marcherons vers le couchant.

— Ne faudrait-il pas prévenir nos amis ? Ou, du moins, Andy Sherwood, puisqu'il est censé protéger Shimbooh ?

— Mieux vaut les laisser en dehors de tout cela. N'ont-ils pas leurs propres problèmes, qui suffisent amplement à leur causer du souci ? (Deyyan bomba le torse.) Quoi qu'ait pu dire Yolan, c'est désormais à nous de prendre soin de notre dieu vivant. A toi — et à moi.

— Comme tu voudras, soupira Maya.

 

 

— Vous venez de me sauver la vie, déclara Shamagashar d'une voix d'où toute trace d'ivresse avait disparu. Je vous en serai éternellement reconnaissant.

— Oubliez ça et rentrez vous mettre à l'abri, répliqua Blade d'un ton où perçait une grande tension. Eridu a besoin de son roi. Ne vous mettez pas en danger inutilement.

— Ma ville est menacée. Je dois...

— Vous ne devez rien du tout ! coupa Zlanilla. C'est nous qui avons attiré ces... démons jusqu'ici. A nous de vous en débarrasser.

Et, d'un geste impérieux, elle poussa Shamagashar à l'intérieur de son palais. Le souverain essaya mollement de résister, mais la Zphemg fit alors usage de ses talents parapsychiques pour le convaincre de lui obéir, et il finit par céder à ses injonctions — à contrecœur.

— Nous n'avons pas de temps à perdre, dit Ronny dès que le roi d'Eridu fut en — relative — sécurité.

Je me charge de Shimbooh et des jeunes mariés. Toi, occupe-toi des attaquants. Il faudrait que tu en neutralises un maximum. Si possible, récupère leurs armes ; nous en aurons sûrement besoin.

— Entendu, dit la Zphemg.

Et elle disparut par la magie du Quart de Tour.

Resté seul, le businessman quitta la terrasse, traversa la salle du banquet, descendit au rez-de-chaussée par un escalier étroit et sortit du palais au pas de course. Deyyan et Maya étaient logés dans une maison voisine — laquelle, ne possédant pas de propriétaire en titre, était dévolue à diverses activités communautaires. Pour l'atteindre, il fallait parcourir une cinquantaine de mètres à découvert. Blade estima ses chances et les trouva bien faibles : il y avait en effet une dizaine d'humanoïdes squelettiques sur les toits environnants, qui tiraient sur tout ce qui bougeait, et trois ou quatre autres descendaient la venelle dans sa direction, leurs armes brandies.

Il se dissimula dans l'ombre du porche du palais et attendit que le petit groupe d'assaillants passât à sa portée. Alors, il bondit comme un tigre, balayant l'air de ses bras. Son poing droit heurta à l'épaule l'une des créatures, qui tomba aussitôt en poussière. La main gauche du businessman, qu'il avait lancée en avant, se referma sur la crosse du fusil électrocuteur de la « chose » juste avant que celle-ci ne heurtât le sol. N'ayant pas le temps d'épauler l'arme, il s'en servit pour frapper les compagnons du démon dont il venait de se débarrasser ; ils se délitèrent et leurs fusils tombèrent à terre — par bonheur sans se décharger accidentellement, comme Ronny l'avait craint.

Un arc électrique vint frapper le mur près de son bras gauche. Levant le canon terminé par une ampoule de verre, il pressa la détente sans viser. L'éclair violet craché par son arme détruisit trois assaillants qui se tenaient sur une terrasse proche. Blade jeta alors son électrocuteur, en ramassa un autre et fit feu à nouveau, avec pour résultat la disparition de deux humanoïdes cachectiques supplémentaires. Il en restait encore plus d'une demi-douzaine dans les parages, mais ils paraissaient suffisamment occupés pour ne pas prêter attention à un homme courant dans la ruelle. Sans hésiter, Blade s'élança, prêt à plonger à terre en cas de danger.

Il parvint sans encombre à la maison où dormaient Deyyan et Maya. La porte en était entrouverte, ce qui lui fit craindre le pire. Mais lorsqu'il pénétra dans leur chambre, il la trouva vide ; même leurs affaires avaient disparu. Ronny en conclut illico qu'ils avaient jugé bon de s'enfuir. Mais où comptaient-ils donc aller ? Contrarié par la disparition du couple, qui avait forcément emmené Shimbooh avec lui, le businessman demeura un instant indécis, les bras ballants, le regard vitreux.

Ce bref moment de flottement faillit lui coûter la vie. Il réagit en effet avec un temps de retard lorsqu'une silhouette blafarde et maigre à faire peur s'inscrivit dans le cadre de la fenêtre, braquant sur lui son électrocuteur. S'il avait été sur ses gardes, il aurait pu se jeter de côté pour esquiver la décharge électrique, ou bien plonger sur son agresseur dans l'espoir de le réduire en poussière avant qu'il n'ait eu le temps de faire feu. Ces deux options lui étaient désormais refusées, songea-t-il en fermant instinctivement les yeux quand un arc de lumière mortelle fulgura dans la petite chambre.

Il les rouvrit une fraction de seconde plus tard, surpris d'être toujours en vie, et découvrit avec un étonnement sans bornes que l'humanoïde squelettique avait disparu, et que le bruit qu'il venait d'entendre avait été produit par l'arme de celui-ci rebondissant sur le sol de la pièce.

— Ben mon vieux, fit dans son dos la voix d'Andy Sherwood. Il semblerait que je sois arrivé juste à temps, non ?

Pour un peu, Blade l'aurait embrassé. Mais l'aventurier était décidément trop mal rasé.

En ville, la panique était totale. Une partie de la population devait se terrer dans les maisons, mais la majorité était sortie dans les rues et courait en tout sens en poussant des cris de terreur, tandis que les éclairs violacés zébraient la nuit tiède de la Mésopotamie.

Les assaillants étaient partout, grouillant comme des mouches sur un morceau de viande abandonné au soleil. Ils bondissaient de toit en toit, sillonnaient les ruelles, entraient et sortaient par les portes et les fenêtres. Et, sans cesse, ils faisaient usage de leurs armes — à tort et à travers, semblait-il, mais le résultat n'en était pas moins meurtrier.

Quelque chose avait changé dans leur comportement, songea Zlanilla. Ils s'étaient montrés moins systématiquement agressifs lors de l'attaque du village dans les arbres, durant laquelle ils avaient concentré leurs efforts sur Shimbooh. Certes, ils étaient alors bien moins nombreux, mais cela n'expliquait pas tout — bien loin de là !

Se souvenant du récit de Shamagashar, la Zphemg se fit la réflexion que les démons aux yeux de braise avaient décidé, cette fois-ci, de s'en prendre non seulement au Veilleur de la Terre, mais aussi à la population d'Eridu. Parce que celle-ci comptait parmi ses ancêtres des géants venus du ciel qui étaient presque certainement des Jürans ? Oui, c'était logique, en un sens : le but des humanoïdes cachectiques n'était-il pas de gommer toute trace de l'influence que les habitants de Durango exerçaient sur ce monde ? Et si les Sumériens...

Zlanilla quartdetourna sur un toit voisin et donna un coup de pied à un assaillant, qui tomba en poussière au moment même où il s'apprêtait à presser la détente de son arme pour abattre un groupe d'enfants terrifiés détalant dans la ruelle en contrebas.

Elle cherchait du regard un autre adversaire à neutraliser, lorsqu'elle aperçut Lilienal qui galopait un peu plus loin, une expression de colère déformant ses traits de gargouille alcoolique. Il faisait tournoyer l'extrémité roulée en boule de sa longue queue comme s'il s'était agi d'un fléau d'armes, et les humanoïdes blafards s'évaporaient un à un sur son passage, au fur et à mesure qu'il les touchait.

Un arc électrique éblouissant fulgura depuis une terrasse, venant frapper le petit Gnekshare au sommet du crâne. Son élan brutalement brisé, Lilienal roula sur lui-même, écrasant au passage deux autres démons, et vint heurter un mur sous une pluie de débris terreux. Il demeura un instant immobile et Zlanilla se demanda avec angoisse s'il n'était pas mort, mais il ne tarda pas à s'ébrouer et à se remettre sur ses vingt courtes jambes, avant de repartir à l'assaut avec une fureur décuplée.

Jugeant que le massif extraterrestre était assez grand — et, surtout, assez résistant pour s'en tirer tout seul, la Zphemg entreprit de quartdetourner au hasard, à la recherche d'assaillants à éliminer. Elle en liquida une vingtaine en deux ou trois minutes, mais l'inanité de ses efforts ne tarda pas à lui apparaître : pour un adversaire dont elle se débarrassait, il en surgissait dix, vingt, cinquante, comme s'il y avait quelque part une réserve inépuisable d'humanoïdes blafards — et sans doute était-ce le cas.

Rien ne servait de combattre les hordes qui déferlaient à présent sur Eridu. Le seul moyen de mettre un terme à leur attaque consistait à découvrir d'où elles venaient.

Détruire le mal à la racine — voilà ce qu'il convenait de faire.

Ronny Blade et Andy Sherwood étaient aussi découragés l'un que l'autre. Au cours des dix dernières minutes, ils avaient anéanti à eux deux près d'une centaine d'adversaires, sans pour autant avoir l'impression que le nombre de ces derniers diminuait. Il leur semblait même qu'il augmentait, ce qui ne laissait de les inquiéter.

— Cette fois, c'est la grande offensive, dit le businessman, profitant d'un court répit. Rien à voir avec ce qui s'est passé au village dans les arbres. Nos ennemis ont envoyé l'ensemble de leurs troupes, comme s'ils voulaient en finir une bonne fois pour toutes.

— C'est sûrement le cas, grommela l'aventurier. Tu veux mon avis ?

Blade haussa les épaules.

— Ai-je le choix ?

La boutade amère ne dérida guère Sherwood.

— Je crois que Shimbooh est le dernier... euh... « morceau » d'un Veilleur plus vaste, qui était constitué de dizaines ou de centaines de bestioles analogues. Les squelettes ambulants — qui n'ont pas de squelette, soit dit en passant — ont détruit tous les autres, un à un, au fil du temps, et maintenant, ils mettent le paquet, histoire de finir le travail au plus vite.

— Ça collerait avec le récit de Shagamashar, admit Ronny. Oui, tu dois avoir raison : Shimbooh est bien le dernier avatar du Veilleur de la Terre. Mais j'ai l'impression que ce n'est pas la seule raison de cette attaque massive. Tu as vu comme moi que ces maudites créatures presque dépourvues de substance abattent systématiquement tous ceux qui passent à la portée de leurs armes...

— Tu veux dire qu'ils veulent aussi liquider la population d'Eridu ?

— Oui. Nous assistons à un véritable génocide. Et nous ne pouvons rien faire pour l'empêcher. Tous nos efforts ne parviendront qu'à faire reculer l'inévitable — de quelques minutes ou de quelques heures...

Andy secoua la tête, les lèvres tordues en un rictus où se mêlaient la haine et le désespoir.

— Les salauds ! gronda-t-il. Les infâmes salauds ! Nous ne pouvons pas les laisser faire ça !

— Rends-toi à l'évidence, Andy : à moins d'un miracle, les gens d'Eridu sont condamnés. Cela dit, je veux croire en ce miracle, car aucune tablette sumérienne n'a, à ma connaissance, relaté un tel massacre — même sous une forme altérée, pour ne pas dire légendaire. Il va se produire quelque chose, quelque événement inattendu... Et si ce n'était pas le cas, cela signifierait à mes yeux que l'Histoire aura bifurqué, et que nous nous serions retrouvés dans un univers alternatif, une uchronie, sans le moindre espoir de regagner un jour notre époque.

— Déjà que nos espoirs étaient bien minces ! ronchonna Andy. Bon, la situation est trop grave pour qu'on se tourne les pouces, poursuivit-il en ramassant les électrocuteurs des trois derniers adversaires qu'il avait désintégrés par le simple contact de sa paume ouverte. Même si nos chances sont strictement égaies à zéro, on va quand même essayer de descendre un maximum de ces salopards avant qu'ils ne nous fassent la peau !

Ronny acquiesça, le regard morne. Il devait réunir tout son optimisme, user de toutes ses capacités d'auto-persuasion pour ne pas se laisser abattre. L'aventurier, lui puisait dans sa rage les ressources nécessaires pour continuer à lutter ; tant qu'il vivrait, il combattrait, ne fût-ce que pour grapiller quelques minutes d'existence supplémentaires. Mais Ronny devait accomplir un effort surhumain pour arriver à un résultat identique. Parce qu'il avait soudain cessé de croire en sa bonne étoile ?

Les deux amis n'avaient pas parcouru dix mètres qu'un objet étincelant passa dans le ciel au-dessus d'eux. Levant les yeux, ils découvrirent un triangle auréolé d'une vive lumière rouge.

— En fait de miracle, nous sommes servis ! grogna Andy. Si je ne m'abuse, ce sont les ennemis des Jürans qui pilotent de tels appareils !

— L'enjeu doit être d'importance pour qu'ils envoient un vaisseau, au lieu de se contenter de leurs tueurs habituels, observa Blade, songeur. Bon sang, où est Zlanilla ? Il faut qu'elle quartdetourne à bord de cet engin pour en neutraliser le pilote !

— Tu crois que ça changerait quoi que ce soit à la situation ?

— Peut-être. Je n'en jurerais pas, mais il est fort possible que les « squelettes ambulants » — comme tu dis — soient dirigés à distance... Viens ! Vite ! Nous devons trouver Zlanilla !

Un bruissement emplit l'air, et un second navire apparut dans le ciel nocturne. Mince et effilé, il ne ressemblait guère au précédent et n'émettait aucune lueur, en dehors du vague halo mauve émanant de ses propulseurs gravito-magnétiques.

— La Chronolyse ! jura Sherwood. Ce fumier de Franzappak nous a retrouvés !

Blade secoua la tête.

— Ce vaisseau est plus petit et d'une forme légèrement différente.

— C'est une vedette cybunkerpienne, non ? A part la Chronolyse II, peux-tu m'en citer une autre qui soit capable de voyager dans le... Oh ! Par les trois seins de la grande Zita de Cassiopée ! Tu veux dire que c'est l'expédition de secours ?

Blade hocha la tête, un léger sourire sur les lèvres.

— J'en ai bien l'impression, mon vieil Andy. Le miracle s'est produit — et nous sommes toujours dans notre 'ligne historique !

 

 

Le cœur assisté d'une pompe de Rûf avait fait un bond dans sa poitrine doublée de métal lorsque William Baker lui avait annoncé qu'il pouvait y aller. Surexcité à l'idée du combat qu'il allait disputer, le Ptav s'était rué dans le sas principal, non sans se munir au passage de la planche de skurf qu'il avait bricolée durant le voyage pour s'occuper les mains et l'esprit. Depuis qu'il avait découvert ce sport — dont le nom était l'abréviation de sky surf —, le mercenaire ne rêvait que d'une chose : posséder le véhicule qui lui permettait de s'y livrer. Il avait donc passé l'essentiel de la semaine qui avait été nécessaire pour localiser l'époque où se trouvaient Blade et ses compagnons à travailler sur sa planche, ne s'octroyant que de brèves périodes de repos.

Le guerrier de Niven jaillit du sas comme une flèche dans le ciel nocturne. Instantanément, la batterie de détecteurs dont il était équipé entreprit d'étudier la situation. Apparemment, les Frotegs avaient décidé de lancer une offensive en règle contre la petite cité voisine du littoral au-dessus de laquelle il se trouvait ; au nombre de plusieurs milliers, les tueurs fantômes aux yeux sanguinolents se livraient à un véritable massacre qui souleva le cœur de Rûf, pour qui un véritable combattant se devait de neutraliser ses adversaires sans leur faire le moindre mal.

En cet instant, il aurait aimé avoir avec lui le reste du détachement auquel il appartenait en temps normal. La présence de Qâm, notamment, lui aurait remonté le moral. Non qu'il craignît d'une quelconque manière les créatures blafardes armées d'électrocuteurs : ce n'étaient même pas des adversaires dignes d'intérêt. Simplement, la présence de ses frères clonés lui manquait. Ce n'était pas « drôle » de devoir se battre tout seul contre des pantins ridicules prêts à tomber en poussière à la moindre pichenette.

Avisant un groupe de Frotegs qui poursuivait une femme entourée d'une demi-douzaine d'enfants piaillants, Rûf obliqua dans sa direction. Un seul passage lui suffit pour liquider les agresseurs, qui s'effritèrent avec un parfait ensemble. Il remonta alors à une vingtaine de mètres d'altitude, à la recherche d'autres adversaires — d'autres victimes, plutôt, songea-t-il avec amertume.

Il n'y avait aucune gloire à combattre des créatures aussi fragiles.

Ses détecteurs lui signalèrent soudain l'approche d'un engin volant triangulaire. Il ne s'agissait donc pas de la Chronolyse III — qu'il pouvait d'ailleurs distinguer à un kilomètre de là, planant au-dessus d'une bâtisse qui devait être un temple ou un palais. A l'issue d'une fraction de seconde de réflexion assistée par ordinateur, le Ptav décida que c'était assurément l'appareil qui avait lâché les tueurs sur la ville. Certes, le précédent « nid de Frotegs » qu'il avait observé sur Ktan, des milliers d'années dans l'avenir, ressemblait plutôt à une goutte d'eau, mais la forme des astronefs construits par un peuple donné ne cesse d'évoluer au fil du temps.

Un rayon thermique violacé jaillit de la pointe du triangle lumineux, pour s'écraser sur l'écran protecteur de la Chronolyse, que Kaxang avait eu la bonne idée de tendre un instant auparavant. Cette agression subite renforça la conviction du mercenaire, mais celui-ci n'avait pas le loisir de s'occuper de l'appareil ennemi, qui constituait pourtant un adversaire bien plus coriace — et excitant — que les misérables Frotegs, dont il se savait capable de triompher sans la moindre difficulté, en dépit de leur nombre proprement considérable.

Poussant un soupir de résignation, Rûf orienta son vol en direction d'une douzaine de créatures blafardes qui sautaient de toit en toit, canardant à tort et à travers tout ce qui passait dans leur champ visuel. Pour le moment, son devoir consistait à sauver des vies humaines, et non à jouir du plaisir que procure un combat âpre et difficile.

— On vient de nous tirer dessus, annonça Kaxang. Un engin triangulaire qui émet une lueur rouge. (Il bascula un interrupteur et l'appareil en question apparut au centre de l'écran principal.) D'après les détecteurs, il ne dispose pas d'une réserve suffisante de puissance pour résister à un tir de plein fouet. Que dois-je faire ?

Baker hésita, le front plissé. Il avait conscience qu'il lui fallait prendre une décision le plus rapidement possible, mais il ne parvenait pas à choisir entre les deux termes de l'alternative qui se présentait à son esprit.

— Oblige-le à se poser, dit-il finalement. Je veux son pilote vivant. Nous ne pouvons pas laisser passer cette occasion inespérée de savoir qui est derrière ces maudites créatures !

— Entendu, répondit Kaxang.

Confiant le pilotage du vaisseau spatio-temporel à Malmoth Klyarr/197, qui n'avait pas absorbé une goutte d'alcool depuis une semaine, le N'Gharien reporta son attention sur les commandes des armes dont la Chronolyse III était équipée. Outre deux canons thermiques standard et un tube lance-missile, la petite vedette cybunkerpienne disposait d'un désintégrateur à faisceau contrôlable et de quatre canons à ultra-sons, capables de réduire en poussière une paroi d'acier épaisse de plusieurs mètres. De toutes ces armes puissantes et efficaces, le désintégrateur était sans doute la plus redoutable — mais aussi la plus délicate à manier.

Kaxang effectua quelques réglages, amena au milieu du viseur le triangle qui virevoltait follement dans le ciel et pressa le bouton commandant le tir. Un faisceau d'un mauve très pâle jaillit d'un sabord pour aller frapper le vaisseau ennemi dans ses œuvres vives, découpant proprement l'un de ses angles qui fut éjecté au loin sous la violence de l'impact.

Le vaisseau ennemi parut tout d'abord réussir à conserver son cap, mais il était trop durement touché pour demeurer manœuvrable : malgré les efforts considérables que devait déployer son pilote, il ne tarda pas à donner de la bande, pour finalement s'abattre dans un champ à l'extérieur de la ville, qu'il laboura sur une centaine de mètres avant de s'immobiliser enfin. La lueur rougeâtre qui l'auréolait palpita encore un peu, puis s'éteignit d'un coup.

— Allons-y, décida Baker. Je veux voir ce que — et, surtout, qui — cet engin a dans le ventre !

Kaxang acquiesça et mit le cap sur le triangle abattu.

 

 

Zlanilla venait de quartdetourner à bord du vaisseau qui avait amené les Frotegs lorsque celui-ci reçut de plein fouet le rayon désintégrateur expédié par la Chronolyse. Réalisant qu'il y avait du danger à demeurer à bord, la Zphemg se téléporta sur un toit, duquel elle assista à la chute de l'engin. Puis, dès que ce dernier se fut abîmé non loin du fleuve-dieu qui roulait des eaux boueuses et paresseuses dans la nuit tiède, elle le rejoignit d'un simple pas dans la dimension rétrécie qu'elle empruntait pour se déplacer instantanément d'un point à un autre.

Il y avait deux humanoïdes dans la cabine de pilotage du triangle, mais l'un d'eux avait trouvé la mort lors de l'atterrissage forcé : un caisson métallique bourré de matériel électronique, arraché du mur auquel il était fixé, lui avait écrasé la tête. Son compagnon, par contre, avait survécu, et il commençait tout juste à reprendre connaissance lorsque Zlanilla apparut à ses côtés. Employant ses pouvoirs parapsychiques, elle s'empressa d'agir sur la volonté de l'extraterrestre pour éviter de sa part une réaction désagréable, comme une subite agressivité ou une tentative de suicide. Pour avoir combattu les séides endoctrinés de Franzappak, la Zphemg savait que l'on pouvait s'attendre à tout de la part d'un ennemi qui n'hésitait pas à massacrer des centaines de personnes pour arriver à ses fins.

Sortant deux transducteurs linguistiques de sa poche, elle en plaqua un sur sa tempe et colla l'autre sur celle de l'étranger, qui ouvrit aussitôt les yeux.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Ne vous occupez pas de ça. Je suis venue à votre secours.

— C'est impossible... Yewen et moi sommes seuls sur ce monde.

Zlanilla intensifia l'émission des ondes hypnotiques dispensées par son cerveau, regrettant de n'avoir jamais cultivé ses dons de fascination.

— Je viens d'arriver, affirmat-elle. On a pensé que vous aviez besoin d'aide.

— Et l'on avait raison..., soupira l'humanoïde. Une mission de tout repos — tu parles ! C'est la dernière fois que j'accepte de convoyer des Frotegs. (Il se redressa soudain, le visage tendu.) Ont-ils réussi ? Sont-ils parvenus à éliminer la créature des Manipulateurs ?

— J'ai vu cette engeance griller sur place, assura la Zphemg avec tout l'aplomb dont elle était capable. Mais les Frotegs n'ont pas eu le temps de savourer leur victoire...

— Vous savez comme moi que c'est sans importance. Ils ne sont que du matériel jetable. (L'extraterrestre poussa un soupir de soulagement.) Alors, c'est fini ? Nous sommes les maîtres de la Terre ? Je n'arrive pas à y croire. Cela fait si longtemps que j'attends ce moment... (Il redressa la tête, une lueur d'excitation dans ses yeux roses.) Mais dans ce cas... Il faut que je prévienne le Central ! Yewen ? Où es-tu, Yewen ?

— Votre compagnon est mort, l'informa Zlanilla. Je suis désolée.

Une expression d'abattement envahit les traits de l'humanoïde.

— Il aura fallu que la plus merveilleuse nouvelle de mon existence soit ternie par la mort de mon meilleur ami... Je me dis parfois que la justice n'existe pas en ce bas monde.

— Ne deviez-vous pas appeler le Centre ? insista la Zphemg, accentuant l'influx hypnotique suscité par les cellules épithéliales de son merveilleux cerveau.

— C'est vrai... (L'étranger tenta de se relever de son siège, mais ses sangles l'en empêchèrent.) Je n'y arrive pas... Je ne comprends pas... Ce doit être le choc... La fatigue... La tension nerveuse... Tant d'années de recherche et de traque... Il va falloir que vous vous en occupiez.

— Très bien. Que dois-je faire ?

— L'émetteur est là. Il vous suffit d'expédier le message présélectionné sous le code 390.

Zlanilla examina rapidement l'appareil en question. Elle s'attendait à ne rien comprendre à son fonctionnement, mais ce fut tout le contraire : non seulement l'émetteur ressemblait fort aux modèles en usage dans la Confédération terrienne, mais les inscriptions qu'il portait étaient rédigées dans un alphabet connu d'elle, même si elle ignorait tout de la langue employée. Elle le mit sous tension et vit avec satisfaction un petit écran s'allumer, où apparurent des chiffres qu'elle n'eut aucun mal à identifier, bien qu'il lui eût été difficile d'en déterminer l'origine. De plus en plus étrange...

Après quelques tâtonnements, elle découvrit qu'il suffisait de tourner un gros bouton cranté pour faire défiler les messages présélectionnés. Elle régla l'émetteur sur le nombre indiqué par l'humanoïde aux yeux roses, puis se tourna vers celui-ci.

— Voilà, c'est fait. Sur quelle touche dois-je appuyer pour envoyer l'appel ?

— La troisième à partir de la droite... Hé, mais... Comment se fait-il que vous ne le sachiez pas ?

Zlanilla se hâta d'enfoncer le contacteur en question avant de répondre :

— Je ne connais pas ce type d'émetteur.

— Vous mentez ! l'accusa l'extraterrestre en tentant à nouveau de se redresser. Vous n'êtes pas des nôtres !

Réalisant, cette fois-ci, que c'étaient ses sangles qui le retenaient prisonnier, il les déboucla et voulut se jeter sur la Zphemg. Mais il était encore sous le coup de choc qu'il avait encaissé lors de l'atterrissage forcé de son appareil, et il ne réussit qu'à basculer en avant, battant désespérément l'air de ses bras.

Zlanilla, qui avait fait un bond de côté, tenta de rétablir son emprise hypnotique sur le cerveau de l'étranger — en pure perte, car celui-ci luttait désormais de toute ses forces contre son pouvoir de fascination. Elle hésitait quant à la conduite à tenir, lorsqu'une vision s'imposa brièvement à elle, implantant en elle la conviction qu'il lui fallait fuir sans attendre.

Lorsque la violence de cet éclair précognitif se fut dissipée, elle vit le doigt de l'extraterrestre qui plongeait vers un gros bouton rouge protégé par un capot de plastique. Cet imbécile allait déclencher un dispositif d'autodestruction !

Zlanilla quartdetourna au loin sans plus attendre.

 

 

La Chronolyse venait d'atterrir à une centaine de mètres du triangle lorsque celui-ci vola en éclats. Une pluie de débris chauffés à blanc crépita sur l'écran protecteur du vaisseau spatio-temporel. Lorsque la lueur de la déflagration s'éteignit, il ne subsistait qu'un cratère fumant dans le champ où s'était abattu l'appareil ennemi.

— Eh bien, dit Baker d'un ton écœuré, ce n'est pas cette fois que nous identifierons les maîtres des Frotegs.

— Bah, nous aurons d'autres occasions, tenta de le réconforter Malmoth Klyarr/197.

Zlanilla apparut soudain dans le poste de pilotage, échevelée, des traces brunes sur le corps et le visage. Un large sourire éclairait ses traits fatigués. Baker et elle tombèrent dans les bras l'un de l'autre, sous le regard quelque peu étonné — et un tantinet jaloux — de Crayola.

— Tu ne peux pas savoir comme je suis soulagée de te voir, dit la Zphemg en s'écartant du businessman. Tiens, vous êtes également là, Kaxang ?

— Je n'aurais manqué ça pour rien au monde, répondit le N'Gharien. Ça me fait vraiment plaisir de vous retrouver en vie.

Baker présenta ensuite la Fadama et le Clan à Zlanilla.

— Comment avez-vous réussi à nous retrouver ? interrogea celle-ci.

— Nous avons eu de la chance, répondit évasivement Will.

La Zphemg s'apprêtait à insister pour connaître le fin mot de l'histoire, lorsque Kaxang annonça que Blade et Sherwood étaient en vue. Il ouvrit le sas et, un instant plus tard, les deux associés entrèrent dans le poste de pilotage. Les cinq minutes qui suivirent furent consacrées à des effusions et des congratulations pleines d'émotion. Ronny et William avaient pour ainsi dire des larmes dans les yeux lorsqu'ils échangèrent un hug viril.

Lilienal arriva sur ces entrefaites, sautillant sur ses vingt jambes.

— Il n'y a plus un seul attaquant en ville, déclara-t-il d'emblée.

— Tu ne vas pas essayer de nous faire croire que tu les as liquidés à toi tout seul ? lui lança Sherwood, incrédule.

Le petit Gnekshare leva les yeux au ciel.

— Oh, j'en ai éliminé plusieurs centaines, au bas mot. Mais je dois avouer que le gros du travail a été effectué par un Ptav.

Blade se tourna vers Baker avec une grimace de surprise :

— Vous avez amené un Ptav avec vous ?

— Disons qu'il s'est imposé, répondit son associé. Je te raconterai ça — à moins qu'il ne le fasse lui-même, puisque je le vois qui revient à tire-d'aile sur sa planche de skurf ! (Il marqua une brève pause, le temps de regarder un à un les ex-naufragés du temps.) Je ne vois pas le schneïtz, reprit-il. Qu'en avez-vous fait ?

— Le schneïtz ? répéta Sherwood.

— Un genre de petit chien vampire avec un œil au bout de la queue, précisa Crayola.

— Ah, vous voulez parler de Shimbooh ? (Blade eut un geste évasif.) Il a disparu, ainsi que Deyyan et Maya, les deux jeunes gens en compagnie de qui il se trouvait. J'espère qu'ils n'ont pas été victimes des... Hé, mais dis donc, comment se fait-il que vous soyez au courant de son existence ?

— Nous l'avons rencontré au XXIVe siècle, répondit Will. Et les Frotegs le poursuivaient toujours.

— Les Frotegs ? C'est le nom que vous donnez aux squelettes ambulants ? s'enquit Sherwood.

Baker acquiesça.

— Oui, et je regrette vraiment que le triangle qui les a vraisemblablement déposés ici ait explosé avant que nous ne puissions interroger ses occupants.

— J'ai eu le temps de poser quelques questions au pilote, intervint Zlanilla.

Tous les visages se tournèrent vers elle.

— Et alors ? demanda Blade. Qu'as-tu appris ?

— Pas grand-chose, reconnut-elle. Cela dit, j'ai réussi à l'abuser assez longtemps pour qu'il m'indique comment envoyer à ses supérieurs le message indiquant que sa mission était accomplie. Quels que soient ceux qui ont envoyé les... Frotegs — puisque tel est leur nom —, ils croient désormais que Shimbooh a été détruit.

— Bravo, la félicita son amant. Deyyan et Maya, où qu'ils soient, vont donc pouvoir vivre en paix en compagnie de leur dieu vivant.

— Dieu vivant ? répéta Baker. Tu ne veux pas dire que ce Shimbooh est un Veilleur ?

— Eh bien, si. Tout porte en effet à croire qu'il a été déposé sur notre monde par les Jürans...

— Alors, il serait le Veilleur de la Terre ? s'écria Kaxang. Serpent dieu ! Voilà qui expliquerait pas mal de choses... C'est vraiment dommage que Zlanilla n'ait pas réussi à identifier ceux qui voulaient sa mort.

— J'ai peut-être quelques vagues indices, fit la Zphemg. Vous allez probablement trouver ça bizarre, mais l'émetteur du triangle était d'un modèle presque familier ; en tout cas, j'ai pu le manipuler sans difficulté majeure. Et, surtout, je connaissais l'alphabet et les chiffres employés ! Cela dit, je serais incapable de vous dire où je les avais déjà rencontrés.

— Pourrais-tu nous dessiner quelques-uns de ces caractères ? demanda Blade, une étrange lueur dans le regard.

Zlanilla s'exécuta. A peine avait-elle tracé la première lettre que son amant reprit la parole :

— Inutile d'aller plus loin. Je connais moi aussi cet alphabet. Il s'agit du code scriptural standard de l'Hyperconfédération galactique !

Un silence de mort s'abattit sur le poste de pilotage.

— Les Galactiques ? s'exclama Sherwood au bout de trois ou quatre secondes. Tu en es sûr ?

— Certain. D'ailleurs, en y réfléchissant, c'est tout à fait logique. Nous savions déjà qu'ils avaient visité la Terre à de nombreuses reprises au cours de son histoire. Quoi de plus naturel qu'ils soient entrés en conflit avec les Jürans ?

— As-tu songé aux conséquences de ce que nous venons de découvrir ? interrogea Baker.

Blade acquiesça, le visage sombre.

— Je ne les mesure que trop bien. Deux civilisations, désireuses l'une comme l'autre de faire progresser les peuples primitifs et de préserver la paix dans la Galaxie, en sont venues à se heurter, à se combattre. Je voudrais voir dans ce conflit absurde une preuve supplémentaire du fait que c'est le plus souvent l'incompréhension mutuelle qui est à l'origine des guerres — mais je crains qu'il n'y ait pas que cela. Mes amis, il faut nous rendre à l'évidence : on nous a menti, et je suis pour l'instant incapable de déterminer qui l'a fait. Le Plan d'Ensemble des Jürans constitue-t-il une gigantesque escroquerie ? L'aide apportée aux planètes arriérées par les Galactiques dissimule-t-elle en réalité un projet de conquête de la Voie Lactée ? Nous n'avons pas assez d'éléments en mains pour le déterminer. Néanmoins, une chose est certaine : dans cet affrontement, nous ne sommes que des pions, que les deux camps ont jusqu'ici manipulés à leur guise pour servir leurs buts !

Baker frissonna.

— Quoi qu'il en soit, dit-il, c'est grâce à ce combat que nous vous avons retrouvés.

— Comment cela ? s'enquit Zlanilla.

— Eh bien, pendant que nous étions à Gondwana, nous avons reçu un message transtemporel du professeur Krasbaueur ; la Chronolyse III est en effet équipée d'un émetteur-récepteur chronolytique, dont notre génial ami possède un autre exemplaire. Cela lui a permis de nous envoyer le résultat des recherches qu'il a effectuées à notre époque. En fouillant dans une base de données historiques, il a mis la main sur la reproduction d'une tablette sumérienne qui racontait l'offensive dont Eridu vient d'être victime. Tout y était : le schneïtz, les Frotegs — et même une description détaillée de Lilienal ! Ensuite, il nous a suffi d'explorer quelques centaines d'années pour déterminer l'époque exacte où ces événements s'étaient produits. (Il se tourna vers Blade et lui tapa sur l'épaule.) Je suis vraiment heureux de t'avoir retrouvé, vieux frère !

— Et moi donc ! soupira Ronny, au moment précis où Rûf, couvert de poussière, pénétrait dans le poste de pilotage, sa planche de skurf à la main. Maintenant, cap sur notre époque ! J'avoue que j'en ai soupé du passé de la Terre !

— Vraiment ? s'étonna le Ptav. Dommage : je commençais tout juste à m'amuser.

— Ne vous inquiétez pas, assura Andy avec un sourire sarcastique. Là où nous allons, ce ne sont pas les occasions de vous « amuser » qui manqueront !

Nul ne releva cette affirmation, car tous savaient qu'il avait raison.